Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)
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On oublie souvent qu'avant de se lancer dans la philosophie et dans la littérature, Jean-Jacques Rousseau était musicien à titre de théoricien, de pédagogue, d’historien et de compositeur. Sous toutes ces facettes il a laissé des écrits qui ne manquent pas de caractériser l’ensemble de sa philosophie et de déterminer son influence sur l’évolution des goûts musicaux et sur la sensibilité des auditeurs. De ses réflexions sur la musique, on trouve des fragments disséminés dans ses écrits autobiographiques : Les Confessions, Les Dialogues ; dans son traité de pédagogie : Émile ou De l’éducation ; dans ses écrits politiques : le Contrat social, le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, où les considérations concernant l’usage de la musique dans les premières sociétés humaines sont fondatrices de l’anthropologie de cet art ; dans son roman épistolaire, Julie ou La Nouvelle Héloïse, où la confrontation des esthétiques française et italienne représente un incontournable pôle de réflexion sur le style musical dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Mais, bien au-delà de ces morceaux dispersés, Rousseau a consacré entièrement à la musique d’importants ouvrages dont le contenu s’étend de la théorie à l’esthétique, en passant par les fondements éthiques de cet art. En matière de théorie musicale, associée à l’histoire de la notation et à la pédagogie, l’on relève le Projet concernant de nouveaux signes pour la musique (1742), la Dissertation sur la musique moderne (1743) auxquels s’ajoute « La leçon de musique d’Émile », un fragment d’Émile ou De l’Éducation (1762), considéré comme le complément obligé des textes de 1742-1743.
Dans le cadre du conflit des goûts italien et français prennent place la Lettre sur l'Opéra (1745), la Lettre sur la musique française (1753), la Lettre d'un symphoniste de l'Académie royale de Musique à ses camarades d'orchestre (1753), l’Examen de deux principes avancés par M. Rameau (1755), les Fragmens d’observation sur l'Alceste italien de M. le chevalier Gluck (1777). Bien au-delà de leur contenu polémique, ces ouvrages renseignent sur la réception des genres et des styles musicaux à leur époque et servent encore d’arguments sur les modes de réceptivité qui guident la perception de l’œuvre musicale.
La relation entre musique et langage s’avère aussi une thématique essentiellement rousseauiste. Le principal ouvrage dédié par le philosophe-musicien à cette question demeure son Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale. L’Essai avance l’hypothèse d’une double origine des langues humaines, nées de l’amour et du plaisir dans les doux climats du Sud, mais rendues nécessaires par le besoin sous le ciel froid du Nord. Seules les langues du Sud (le grec ancien, l’arabe, l’hébreu, le chinois…), portant encore l’empreinte de leurs origines, se prêteraient à une véritable musique, alors qu’en Europe depuis les invasions barbares les langues seraient au service de la rationalité et du calcul. En musique, selon Rousseau, le recours à de savantes harmonies n’est qu’une preuve d’indigence. Il conclut en faisant l’éloge de l’éloquence antique, garante de la liberté : l’affectif est autant politique que musical.
Enfin, parmi les écrits déterminants se situe son Dictionnaire de musique (1767), premier grand ouvrage français de lexicographie entièrement consacré au savoir musical. Rousseau y substantialise sa pensée musicologique complexe et multiple. En amont de ce Dictionnaire de musique se trouvent aussi les « Articles de musique de l’Encyclopédie » (1749) qui méritent d’être présentés en eux-mêmes.
A la demande de Diderot, Rousseau fournit, en l’espace de trois mois, plus de quatre cents articles à l’Encyclopédie, dont les premières livraisons paraissent, à raison d’un volume par an, de 1751 à 1757. Ces articles portent sur l’histoire et la terminologie musicales, ainsi que sur l’harmonie. L’une des tâches essentielles de Rousseau est de présenter les théories harmoniques de Jean-Philippe Rameau. Il l’accomplit de façon minutieuse, mais non sans ajouter interrogations et remarques critiques, ce qui lui vaut les vertes réprimandes du compositeur en 1755 et 1756. On voit par la place donnée dans les articles au pouvoir affectif de la voix que Rousseau conteste déjà en 1749 la primauté de l’harmonie : dès cette époque, la musique se pense chez lui à partir de la mélodie et de l’émotion ressentie par l’auditeur. L’unisson d’une musique dite très imparfaite, celle des anciens Grecs, produit des effets que n’atteignent pas les somptueuses harmonies de la France moderne : c’est le problème de la perfectibilité qui s’esquisse déjà à la fin de l’article Musique, bien avant l’illumination de Vincennes. Si la plupart des articles écrits pour l’Encyclopédie sont profondément remaniés avant d’être repris dans le Dictionnaire de musique, il n’y a pas pour autant rupture dans le développement de la pensée de Rousseau sur la musique, malgré l’introduction de nouveaux concepts, comme l’unité de mélodie ou la musique imitative.
Les écrits sur la musique de Jean-Jacques Rousseau n’ont cessé de susciter l’intérêt des chercheurs et d’engendrer de nouvelles rééditions. En 1995 paraissent les Écrits sur la musique, la langue et le théâtre, cinquième et dernier volume des Œuvres complètes de Rousseau aux éditions Gallimard, coll. La Pléiade. En 2008 Peter Lang publie la première édition critique du Dictionnaire de musique comparé avec les articles de l’Encyclopédie (coll. Varia Musicologica). En 2012, l’édition thématique des œuvres complètes de Rousseau, dite Édition du tricentenaire, chez Slatkine/Champion, consacre aussi deux volumes critiques aux écrits sur la musique. La préparation de ces récentes éditions des écrits sur la musique de Rousseau a mobilisé de nombreux spécialistes dont les travaux trouvent écho dans des périodiques littéraires et musicologiques ainsi que dans des actes de colloques.
Claude DAUPHIN et Michael O’DEA
10/03/2018