[Lettre sur l'opéra italien et français]
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Le manuscrit autographe abondamment raturé (8 folios numérotés de 1 à 8) qui est conservé à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Neuchâtel (Suisse) sous la cote [Ms. R. 69] ne comporte aucun titre. Le titre utilisé ici a été proposé par Olivier Pot lors de son édition du texte dans le volume V des Œuvres Complètes de Rousseau (dir. B. Gagnebin et M. Raymond, Paris : Gallimard, 1995). Les références de pagination utilisées ci-dessous sont celles de l’« Édition thématique du tricentenaire » parue plus récemment (2012) aux éditions Slatkine - Champion (vol. XII). Le texte de cette lettre, dont on pense aujourd’hui que le destinataire était très vraisemblablement l’abbé Gabriel Bonnot de Mably, a été laissé inachevé au cours de l’année 1745, et témoigne de la réflexion initiale de Rousseau sur le genre de l’opéra, et de son approche du débat stylistique franco-italien, antérieurement au traumatisme de l’humiliation infligée par Rameau lors de l’audition privée d’extraits des Muses Galantes chez le fermier général La Popelinière (jugement d’incompétence et accusation de plagiat), et à l’élaboration progressive d’une pensée globale de la musique radicalement hostile à l’esthétique française.
Rappelant tout d’abord que l’opéra obéit aux règles générales du théâtre, mais doit aussi avoir les siennes propres (p. 187‑188), Rousseau défend le genre dans son principe, en dépit des errements, à son sens, de la production française post-lullyste (188). Au-delà, l’idée directrice de la Lettre est bien celle de la supériorité de l’opéra français par rapport à son homologue italien ; deux aspects de la question sont successivement envisagés : les sujets traités, puis la musique.
L’abandon des sujets merveilleux dans le genre italien a pour conséquence l’invraisemblance de l’usage du chant : les sujets historiques ne sont pas bons pour l’opéra (188‑189). Le ton héroïque et sérieux, même s’agissant d’intrigue amoureuse, ne trouve pas de bon écho dans une musique principalement légère, vive et brillante (190-191). Le chant des castrats, par ailleurs, est détestable (190). Au demeurant, à la différence des français, les poèmes d’opéra italiens sont meilleurs lorsqu’ils sont déclamés sans musique. En ce sens, créateur d’une sorte de troisième genre (ni Tragédie, ni Comédie) s’adressant prioritairement aux sens, Quinault est jugé supérieur à Metastasio, car ses poèmes sont faits pour le chant, et ses sujets l’appellent (191-192). Lorsque son sujet est bon et fait un usage pertinent du ressort merveilleux, l’opéra français intéresse et évite toute « froideur », quand la trivialité des sujets naturels du genre italien se révèle source de monotonie et d’ennui (193-194).
À partir de considérations générales sur l’universalité potentielle (car elle est propre à être associée à toutes les langues) et effective (car elle est adoptée par tous les peuples européens, à l’exception des Français) de la musique italienne, en cela sans conteste supérieure à la musique française, qui ne se prête convenablement qu’à la seule langue nationale (194-196) – quoique susceptible, cependant, de plaire aux étrangers (195) –, Rousseau développe l’idée d’une différence de nature et donc de propriété entre les deux musiques, expliquant ainsi le rejet de l’art musical italien par les Français : là, caractère brillant d’une musique transalpine faite de maîtrise technique affichée, de virtuosité extravertie, et visant surtout à mettre en valeur voix et instruments ; ici, langage du cœur et expression du sentiment, caractère touchant d’une musique française faite pour l’opéra, genre dévolu à la représentation des passions humaines (197-198). « Monotonie et défaut de contrastes » (198), dramaturgie musicale uniforme (alternance récitatif/ aria), nombre excessif d’arie de forme stéréotypée, absence de variété des accompagnements et de l’instrumentation (198-199), « basses sans chant, sans travail et sans grâce », harmonie pauvre et absence quasi totale des chœurs (qui sont pourtant un « ornement très avantageux et très convenable à plus d’un égard »), constituent pour le genre italien des défauts rédhibitoires, en dépit du génie mélodique qui s’y déploie (200-201).
Ainsi par certains de ses aspects, l’analyse de Rousseau s’inscrit-elle dans le droit fil de l’argumentation de Lecerf de la Viéville (Comparaison de la musique italienne et de la musique française, Bruxelles : Foppens, 1704), mais aussi en préfiguration du manifeste réformateur à venir de Gluck et Calzabigi (Épître dédicatoire de la partition d’Alceste, 1769).
Pierre SABY
26/12/2019
Pour aller plus loin :
Rousseau, Jean-Jacques, Les Confessions, II, 7, dans Œuvres Complètes, I, Paris : Gallimard, 1959, p. 334.
Baud-Bovy, Samuel, « Jean-Jacques Rousseau et la musique française », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, XXXVIII, Genève, 1975, p. 258-263.
Cernuschi, Alain, « Introduction » à la Lettre sur l’opéra italien et français], dans : Rousseau, Œuvres Complètes, « Édition thématique du tricentenaire » (dir. Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger), XII, Genève, Paris : Slatkine-Champion, 2012, p. 176-185.
Pot, Olivier, « Introduction » à la [Lettre sur l’opéra italien et français], dans : Rousseau, Œuvres complètes, V, Paris : Gallimard, 1995, p. lxxiv-lxxxi.
Pot, Olivier, « [Lettre sur l’opéra italien et français] », dans : Trousson (Raymond) et Eigeldinger (Frédéric S.), Dictionnaire de Rousseau, Paris : Champion, 1996.
genre | Essai |
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langue | français |
date | 1745 |
description matérielle et bibliographique | Manuscrit autographe de 8 folios numérotés de 1 à 8, conservé à la Bibliothèque Publique et Universitaire de Neuchâtel (Suisse) sous la cote [Ms. R. 69]. |
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