Giacomo Manzoni (1932)
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Compositeur, pédagogue, critique et traducteur, Giacomo Manzoni est l’auteur de quatre livres, ainsi que de plusieurs centaines d’articles publiés dans la presse quotidienne et dans des revues principalement italiennes (parmi lesquelles Il diapason, Musica d’oggi, Presenza, Discoteca, Prisma et Musica/Realtà) – ces articles ont été incomplètement réunis dans quatre anthologies. De 1958 à 1966, au cours d’années parmi les plus violentes du débat idéologique, il est en outre le critique du quotidien du Parti communiste italien L’Unità ; il s’y oppose au réalisme socialiste et transforme ce périodique en « organe officiel de la musique nouvelle ». Ces articles militants, pour partie réunis dans Musica e progetto civile. Scritti e interviste (1956-2007) (Lucques, LIM, 2009), sont autant de recensions d’œuvres, de concerts, de disques ou de livres, de portraits de compositeurs et d’interprètes, mais aussi de vigoureuses prises de position : la revendication d’une introduction de la pratique musicale dès la maternelle ; la dénonciation du dilettantisme des conservatoires, de la capitulation des institutions face aux œuvres majeures de la modernité ou de la concentration des théâtres et des salles de concerts dans les centres-villes ; la musique comme bien public, contribuant à la formation et à l’émancipation du citoyen ; les masses anonymes éventuellement traitées comme objet, mais jamais comme sujet des programmations ; l’altermondialisme de Naomi Klein… Les visées sont donc artistiques, sociales et politiques.
Pour Manzoni, dans une société de masse, et si cette société entend être réellement démocratique, le devoir du musicien est de contribuer à la connaissance et à la compréhension de son métier et des œuvres. Aussi ne cesse-t-il d’affirmer sa confiance en l’art, instrument de cette connaissance et de cette compréhension, par lequel l’homme prend conscience de sa différence d’avec la matière brute et modifie sa nature même, une modification anthropologique qui nous ferait entrer dans le règne de la justice. C’est la raison pour laquelle il rédige en 1961 un Guida all’ascolto della musica sinfonica (Milan, Feltrinelli, 1967), ouvrage qui connaîtra plus de vingt éditions et dans lequel il introduit les maîtres de la tradition et de la modernité orchestrales auprès du plus grand nombre. Il y articule notamment une relation critique entre avancées artistiques et mouvements démocratiques, entre la manière dont une classe lutte historiquement pour sa libération et celle dont chaque compositeur s’engage à résoudre les tensions de son art. Cela suppose une certaine autonomie de la musique ou l’acceptation de la spécificité de ses lois et de ses formes. Dans ce contexte, Manzoni fait paraître, avec le musicologue Luigi Pestalozza et le metteur en scène Virginio Puecher, Per Massimiliano Robespierre. Testo e materiali per le scene musicali (Bari, De Donato, 1975), ouvrage consacré à son œuvre scénique, créée la même année au Teatro Comunale de Bologne, et où la figure historique du révolutionnaire engage le temps présent.
À l’aune de ces principes se mesurent les deux axes principaux des écrits de Manzoni, tels qu’ils apparaissent dans quatre anthologies : en italien, Scritti (Florence, La Nuova Italia, 1991), Tradizione e utopia (Milan, Feltrinelli, 1994) et la dernière section du collectif Giacomo Manzoni. Pensare attraverso il suono (Milan, Mudima, 2016) ; en français, Écrits (Paris, Basalte, 2006).
C’est d’abord une histoire de la ratio musicale depuis la Renaissance : Monteverdi, en tant que premier musicien universel, contemporain de la naissance de la science moderne ; Haydn, maître des Lumières, s’adressant au citoyen de la fin du xviiie siècle, puis au bourgeois du début du xixe siècle ; Mozart, conjuguant l’artisanat de l’âge classique, l’exercice quotidien d’une écriture prolifique, et une conscience de la liberté de l’artiste, qu’il inaugure ; Beethoven, inscrivant la musique dans nos facultés de connaissance et de jugement par « un langage qui, pour la première fois dans l’histoire musicale, entend s’adresser à tous, fuir l’air putrescent des salons de la Cour et des palais de la haute noblesse, et faire place, dans la musique, à d’autres sentiments, non seulement accessibles à l’homme de la rue, mais aussi sublimés par une conscience artistique sévère et impitoyable envers elle-même » (Écrits, p. 30) ; Mahler et Ives, où les reliques des traditions, respectivement viennoise et américaine, côtoient, de manière critique, des matériaux hétérogènes d’extraction populaire (marches, fanfares, chansons et rengaines…) ; Varèse, qui n’eut de cesse de quêter l’inouï par une logique physique et acoustique, et par la construction, pour chaque œuvre, des raisons authentiques de son existence et de sa structure. La généalogie se poursuit jusqu’aux amis Bruno Maderna et Luigi Nono.
Le sommet de cette histoire est incontestablement Schoenberg. Manzoni lui consacre plusieurs articles, un livre (A. Schoenberg, l’uomo, l’opera, i testi musicati, Milan, Feltrinelli, 1975), dans lequel il parcourt les étapes d’une existence intervenant multiplement dans la vie culturelle (musique, peinture, littérature, théologie, politique, philosophie…), ainsi que la traduction du Manuale di armonia (Milan, Il Saggiatore, 1963), des Funzioni strutturali dell’armonia (Milan, Il Saggiatore, 1967), des Elementi di composizione musicale (Milan, Suvini Zerboni, 1969), des Esercizi preliminari di contrappunto (Milan, Suvini Zerboni, 1970) et d’un recueil d’articles, Analisi e pratica musicale (Turin, Einaudi, 1974). En miroir de la crise de l’Empire austro-hongrois, l’épuisement de la tonalité et la suspension de sa force d’attraction en appellent, avec l’émancipation de la dissonance, à la liberté. Avec la série, Schoenberg aspirera ensuite à un nouvel ordre rationalisé. Et Manzoni de rappeler que dans un article, « Considérations sociales et économiques » (1931), Schoenberg, peu enclin au communisme, évoque néanmoins la mécanisation, condamne la chaîne de montage et affirme la nécessité de mieux organiser le travail. Mais importe moins son discours politique que l’interprétation politique de son œuvre, laquelle se rangerait derrière ceux qui luttent : « Là se trouve la force éthique de Schoenberg, sa conscience de devoir œuvrer hic et nunc, en se refusant à une fuite dans le subjectivisme mystique, en affrontant, à la première personne, l’engagement de vivre comme individu au sein d’une collectivité d’hommes avec lesquels il partage craintes et espérances concrètes » (A. Schoenberg…, p. 88).
S’il écrit la préface de l’édition italienne (1980) du Docteur Faustus de Thomas Mann, avec lequel il s’est d’ailleurs entretenu au début des années 1950, et indépendamment d’articles sur Goethe, Hölderlin, Artaud, Canetti ou Bachmann, Manzoni interprète la rationalité schoenbergienne avec Adorno, qu’il a beaucoup commenté et dont il a traduit Dissonanze (Milan, Feltrinelli, 1959), Filosofia della musica moderna (Turin, Einaudi, 1959), Mahler (Turin, Einaudi, 1966), Il fido maestro sostituto (Turin, Einaudi, 1969) et Introduzione alla sociologia della musica (Turin, Einaudi, 1971), ainsi que plusieurs essais. Par l’adoption d’outils dialectiques dans l’analyse des implications sociales et sociologiques de la musique, Adorno marque, selon Manzoni, l’art occidental du sceau du négatif. En regard du capitalisme et de la société de consommation, l’œuvre se doit d’être résolument moderne, toujours d’opposition, invitant à la méditation sur ses fins et sur le monde. La connaissance de ces textes contribua à l’évolution de la critique italienne, dont la pensée avait été longtemps dominée par une tradition positiviste ou idéaliste, cultivant une lecture littéraire, sinon impressionniste, de la musique. Révolution conceptuelle, la pensée d’Adorno, dans la médiation de Manzoni, influença en retour de nombreux compositeurs italiens : Aldo Clementi, Franco Donatoni ou Sylvano Bussotti.
Le second axe des écrits de Manzoni, abstraction faite des textes et des entretiens sur ses propres œuvres, se concentre sur des éléments de composition musicale. Manzoni y aborde le son, le silence, le matériau, les micro-intervalles, la spatialisation des sources, l’écriture du temps, la notation, la citation, littérale ou élaborée, comme matériau de construction, et le livret, lui qui a expliqué le choix de chacun des textes qu’il a mis en musique dans Parole per musica (Palerme, L’Epos, 2007). Manzoni exalte une multiplicité des poétiques et des langages, qui résulte non seulement d’une suspension de la téléologie ou d’une linéarité de l’histoire, mais aussi d’une connaissance accrue des répertoires du monde entier, d’un élargissement de l’aire géographique au-delà de l’Europe, et qui induit une stricte déconstruction de la ratio musicale occidentale.
Laurent Feneyrou
06/02/2020