Maurice Emmanuel (1862-1938)
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Compositeur, professeur d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris de 1909 à 1936, Maurice Emmanuel (1862-1938) est l’auteur d’une grande quantité d’écrits dont l’inventaire complet n’a pas encore été réalisé à ce jour : traités théoriques, biographies, articles, lettres, préfaces, entretiens, cours, conférences, rapports, notes de voyage. Son corpus est d’une diversité telle que ses écrits dépassent les limites de la musique et de la musicologie : Emmanuel a été un « polymathe » à la manière d’un Camille Saint-Saëns ou d’un Ernest Renan. Durant sa longue carrière intellectuelle et artistique, entamée au début des années 1880 et qui s’est prolongée jusqu’à sa mort, il a écrit des textes sur l’histoire de l’art et la patrimonialisation, sur le régionalisme et l’organologie, sur la danse grecque et les musiques traditionnelles, sur l’histoire et la théorie de la « langue musicale », sur la pédagogie et la situation socio-professionnelle des musiciens, sur l’océanographie et la cartographie. Ce corpus reflète une conception de la musicologie générale antérieure à la spécialisation des savoirs et des pratiques, mais il témoigne surtout de la curiosité et de l’appétit de science d’Emmanuel, qu’on peut comparer ici à son ami Charles Koechlin
La partie la plus visible de cette activité est formée par les livres qui jalonnent la carrière du compositeur-musicologue. Ses travaux sur l’histoire de la musique ont contribué à asseoir son autorité de musicologue : La Danse grecque antique (1896), Histoire de la langue musicale (1911), le long article sur la musique grecque antique paru en 1913 dans le premier volume de l’Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, le Traité de l’accompagnement modal des psaumes (1913), Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (1926), les biographies César Franck (1930) et Antonin Reicha (1937).
La Danse grecque antique correspond à la publication de la thèse de doctorat que Maurice Emmanuel a soutenue à la Faculté des lettres de Paris en mars 1896, d’abord intitulée en 1895 Essai sur l’orchestique grecque antique. La thèse latine De Saltationis disciplina apud Graecos (De l’Enseignement de la danse chez les Grecs) complétait ce premier ouvrage. Dans cette étude novatrice, Emmanuel a mis au point une méthode lui permettant de reconstituer les gestes et les mouvements que, selon lui, les Grecs auraient exécutés dans leurs danses. Associant l’analyse chronophotographique des mouvements à la lecture des textes anciens et à l’interprétation de l’iconographie grecque, il a voulu rendre vie à une danse évanouie tout en proposant une « grammaire » du geste.
La thèse sur la danse grecque antique trouve son prolongement en 1913, dans l’article consacré à la musique grecque antique, intitulé « Grèce » dans l’Encyclopédie dirigée par Albert Lavignac. Emmanuel y étudie la musique de l’Antiquité grecque sur le plan harmonique et rythmique en utilisant les travaux de François-Auguste Gevaert, de Louis-Albert Bourgault-Ducoudray et du philologue Louis Havet, et en ajoutant des documents d’iconographie musicale tirés des vases et des monnaies. Les analyses développées dans cet article écrit entre 1906 et 1911 sont reprises dans Histoire de la langue musicale (1911), conçue en grande partie sur le modèle des ouvrages de linguistique historique. Emmanuel, qui s’est inspiré des thèses de Vincent d’Indy, de Hugo Riemann et de François-Auguste Gevaert, présente l’évolution harmonique, rythmique et formelle de l’art musical depuis la Grèce antique jusqu’au début du xxe siècle en se fondant, dans une perspective classique, sur le phénomène de la résonance considéré comme base « naturelle » de la « langue musicale ». Les vues exposées dans ce livre se retrouvent dans les cours d’Emmanuel au Conservatoire de Paris, dont des cahiers entièrement rédigés, et datant du début des années 1930, conservent une trace fidèle (ces cours sont conservés dans les archives privées du compositeur), ainsi que dans la leçon d’ouverture du cours d’histoire de la musique au Conservatoire de Paris, publiée en janvier 1910 dans la Revue de la S.I.M.
Guidé par le souci d’interpréter la musique du passé suivant le double point de l’histoire critique et de la restitution sonore, Emmanuel a procédé à l’analyse du phénomène modal à l’époque médiévale dans le Traité de l’accompagnement modal des psaumes (1913). Fruit de son expérience de maître de chapelle à la basilique Sainte-Clotilde à Paris entre 1904 et 1907, ce traité s’inscrit là encore dans la continuité de La Mélopée antique dans le chant de l’Église latine de Gevaert (1895). L’originalité de ce livre réside dans le fait qu’Emmanuel tente de concilier les injonctions du Motu proprio de 1903 et les analyses historiques de Gevaert, afin de proposer une méthode d’accompagnement du chant liturgique. Le résultat aboutit à une synthèse originale dans laquelle Emmanuel indique comment les psaumes doivent être accompagnés parcimonieusement selon une théorie modale exposée dans les premiers chapitres et comment, sur le plan liturgique, le rôle de l’orgue doit se limiter au soutien des voix.
Les traités d’Emmanuel sont étroitement liés à sa pratique de compositeur et d’interprète. Dans la lignée de son prédécesseur Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, il désire s’adresser avant tout aux musiciens pour leur apporter des ressources nouvelles. Il développe à cet effet une théorie de la « polymodie » et de la rythmique qu’il expose ensuite dans ses cours et dans ses articles, parmi lesquels on peut citer, à titre d’exemples, l’introduction aux Trente Chansons bourguignonnes du pays de Beaune (1917), « Le Corps de l’Harmonie d’après Aristote » (1919), « La Polymodie » (1928) ou « Le Tyran Ut » (1930). Alliant la tradition « savante » occidentale à des sources extérieures (les musiques traditionnelles de l’espace français, la musique de l’Antiquité, les musiques non européennes), Emmanuel s’appuie sur les données théoriques et historiques qu’il met en évidence afin de composer ses œuvres musicales. Son idée majeure, fondée sur une doctrine libérale qui s’oppose aussi bien aux tendances révolutionnaires qu’au conservatisme, c’est la mise en lumière de la pluralité modale et rythmique constitutive des phénomènes musicaux, contre l’uniformisation tonale et métrique, répandue notamment dans les établissements d’enseignement français.
Au fil de ses ouvrages, qui sont lus et connus de ses contemporains et de ses élèves, Emmanuel bâtit ainsi un système d’interprétation qu’on retrouve dans les livres consacrés à Claude Debussy, à César Franck et à Antonin Reicha. Pelléas et Mélisande de Claude Debussy est la première étude de fond du drame lyrique de Debussy. Emmanuel y présente une analyse musicale et littéraire de la partition acte par acte, et il évoque aussi ses souvenirs de la classe de composition de Léo Delibes et du jeune Debussy, la genèse de l’œuvre, les conditions de sa création et les caractéristiques du style debussyste. Travaillant au même moment à un César Franck, Emmanuel dessine une généalogie de l’école française contemporaine qu’il précise encore dans Antonin Reicha. Les deux livres mêlent récit biographique et analyse de l’œuvre, mais Emmanuel y insère également des considérations personnelles, en particulier sur les modes et sur la « continuité de la langue musicale ».
Outre ces écrits théoriques et historiques, Emmanuel a consacré une partie de son activité à la rédaction d’articles de critique musicale qui, le plus souvent, prennent la forme d’essais sur un problème esthétique ou théorique : le réalisme à propos de Louise de Gustave Charpentier (1900), les rapports entre lyrisme et musique pure à propos de L’Ouragan de Zola et Bruneau (1901), la question de la pédagogie musicale dans « Le Chant à l’école » (1910), le régionalisme à propos du Mas de Canteloube (1929), etc.
Par ailleurs, jouissant d’une position institutionnelle privilégiée du fait de ses titres universitaires et de sa chaire au Conservatoire de Paris, Emmanuel a été beaucoup consulté, en particulier sur des questions d’enseignement musical. Un nombre important de ses écrits touchent à ces questions : les articles sur le système d’enseignement en Autriche et en Allemagne, parus dans La Revue de Paris en 1898 et 1900, marquent le début d’une réflexion et d’une action en faveur de l’institutionnalisation de la musicologie et d’une réforme de l’enseignement en France, à tous les niveaux, depuis l’école primaire jusqu’à l’université et au Conservatoire. L’article sur le chant à l’école (1910), la lettre ouverte à Jaques-Dalcroze publiée en 1924 dans Le Rythme. Nouvelles de l’Institut Jaques-Dalcroze, ses textes dénonçant le solfège abstrait (« De Quelques Traditions », Le Courrier musical, 1929) ou vantant l’éducation musicale « non-professionnelle », ses derniers articles publiés en 1938, dans lesquels Emmanuel réclame la création d’une Faculté des Arts à l’Université de Paris et rappelle la nécessité du « métier » dans la formation des compositeurs, attestent un intérêt constant pour la défense d’une musicologie française, pour la transmission du savoir et pour le développement de la pratique musicale à tous les niveaux de la société française.
Auteur de quelques courts textes autobiographiques (« Mes Avatars », 1924 ; « De la Maison paternelle », 1938), Emmanuel, enfin, a beaucoup sacrifié à l’amitié : il a donc entretenu une correspondance relativement abondante, sans qu’elle soit pléthorique. Elle a été en partie éditée sous le titre Lettres choisies. Le corpus de ses écrits comporte aussi un certain nombre de préfaces et de notices pour des ouvrages très divers, dont le journal de l’archéologue Charles Carpeaux (1908), le traité de son ami le chanoine René Moissenet, La Polyphonie sacrée (1922), le Traité des signes et agréments employés par les clavecinistes français du xviie siècle de Paul Brunold (1925) ou encore les livres du journaliste bourguignon René Bertrand (Coins de Bourgogne, 1918 ; La Montagne de Beaune, 1933).
Les écrits de Maurice Emmanuel ont inspiré un grand nombre d’artistes et de savants depuis le début du xxe siècle, parmi lesquels on peut citer Olivier Messiaen, Paul Valéry, Gaston Bachelard, Jacques Copeau, Charles Koechlin, Maurice Blondel, Jehan Alain, Henri Dutilleux. Son étude de la danse grecque antique, bien qu’elle soit grevée par une vision classique des pas et des gestes contestée par Isadora Duncan, a permis de renouveler la compréhension de l’orchestique par le moyen de l’iconographie. Ses idées sur le rythme ont ouvert des perspectives aux compositeurs tandis que sa doctrine de la modalité grecque, rendue en grande partie caduque par les avancées de la musicologie, a continué de nourrir l’imaginaire des musiciens jusqu’à aujourd’hui. Enfin, même si ses thèses sont en grande partie dépassées, son intérêt pour les musiques de tradition orale, qui a influencé notamment Marguerite Béclard d’Harcourt, annonce l’essor de l’ethnomusicologie à partir des années 1930.
Christophe CORBIER
16/07/2019
Pour aller plus loin :
Maurice Emmanuel, Histoire de la langue musicale, avant-propos d’Olivier Messiaen, Henri Dutilleux et Yvonne Lefébure, Paris, Henri Laurens, 1981.
Maurice Emmanuel, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Paris, Mellottée, 1926, 1950².
« Maurice Emmanuel », Zodiaque, n°139, janvier 1984.
Maurice Emmanuel – 1862-1938 – cinquantenaire, numéro spécial de La Revue musicale, nos410-411, 1988.
Sylvie Douche (dir.), Maurice Emmanuel, compositeur français, Praha, Bärenreiter, 2007.
Christophe Corbier, Poésie, musique et danse. Maurice Emmanuel et l’hellénisme, Paris, Classiques Garnier, 2010.
Maurice Emmanuel, Lettres choisies, éditées par Christophe Corbier, Paris, Vrin, « MusicologieS », 2017.
prénom | Maurice |
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nom | Emmanuel |
année de naissance | 1862 |
année de décès | 1938 |
identique à | http://data.bnf.fr/12393798/maurice_emmanuel/ |