Charles-Valentin Alkan (1813-1888)
Télécharger le PDF de la notice
Charles-Valentin Alkan ne laisse aucun livre ni article. Ses trois seuls écrits publiés consistent en préfaces : celle à la Grande Sonate pour piano op. 33 en 1847, l’« Avertissement » aux Souvenirs des concerts du Conservatoire, partitions pour piano, daté du 30 mars 1847 et l’« Avertissement » aux 25 Préludes dans tous les tons majeurs et mineurs pour piano ou orgue, daté du 17 avril 1847. Dans la première, il justifie l’emploi des titres qu’il a affectés aux quatre mouvements de la sonate. Dans la seconde, il évoque l’art de l’arrangement pour piano d’œuvres orchestrales et appelle de ses vœux des éditions correctes des partitions. Dans la troisième, il discute des styles d’écriture et de jeu les plus appropriés au piano et à l’orgue. Ces trois textes paraissent à un moment clef de la vie du compositeur : on a le sentiment qu’il cherche à relancer vigoureusement sa carrière, à faire flèche de tout bois, publiant des œuvres authentiquement personnelles et novatrices. Las ! la révolution de 1848 et la succession ratée à Joseph Zimmerman au poste de professeur au Conservatoire mettent un terme brutal à ses ambitions professionnelles et à ses publications « littéraires ».
C’est donc dans les quelque 220 lettres qu’on a conservées et dans son testament qu’il convient de chercher des lumières sur l’homme et sur ses motivations. On regrettera de ne pouvoir établir une correspondance croisée puisque le musicien affirme dans son testament : « Quant à ma correspondance, sauf quelques lettres d’individualités marquantes, données comme autographes [c’est-à-dire données à des tiers], je l’ai anéantie ». Soulignons d’emblée que lire Alkan procure un plaisir incessant : son style est vif et varié, il possède un art certain de la formule : « je dis d’un seul mot que, Wagner n’est pas un musicien, mais que c’est une maladie » (lettre à Ferdinand Hiller, 31 janvier 1860), « Je me demande, et je te demanderai aussi, l’explication des succès à l’eau claire que Gounod est allé distiller chez vous » (au même, 3 février 1863), « Tu sais sans doute que Les Troyens n’ont pas été claqués, mais qu’ils ont claqué ; ce qui ne veut pas dire la même chose, en langue parisienne » (au même, 5 avril 1864), « [De L’Africaine de Meyerbeer] je connais entre autres choses [...], la grande fuite de gaz à l’unisson qui précède l’air du mancenillier » (au même, 30 mai 1865).
Hormis quelques épîtres formelles à des élèves ou à des relations professionnelles, il s’agit essentiellement de confessions sur son état et sur son art, dont certaines distillent un indéniable humour. Les plaintes sur sa santé et sa procrastination irriguent ses lettres, en particulier celles à Hiller : toute sa vie, il se plaint de ne presque rien composer ! Dans les années 1830, il confie à Santiago de Masarnau ses profondes douleurs sentimentales et les doutes qui l’assaillent, avec une liberté de ton qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans sa correspondance connue. En 1849, il lui confesse la complicité qui l’unissait à Frédéric Chopin et les projets communs qu’ils nourrissaient. En revanche, il ne dit presque jamais rien de son fils naturel Eraïm Miriam Delaborde. Dans la correspondance qu’il échange avec son élève Marie-Antoinette Colas vers la fin de sa vie, il apparaît comme un vieillard difficile, ce qui ne désarme pas ses admirateurs et admiratrices. Il est très rarement question de religion, alors qu’on sait que cette question revêtait une grande importance pour lui ; au reste, alors qu’il affirme dans plusieurs lettres à Hiller qu’il a traduit en français toute la Bible, y compris le Nouveau Testament, rien ne reste de cet énorme travail, sauf peut-être le psaume Super flumina Babylonis, dont le texte précède la partition de sa paraphrase pour piano op. 52 (1859). Il n’est non plus jamais question des découvertes scientifiques ni des progrès techniques si considérables à son époque. On voit évoluer ses opinions politiques : en 1848, il affirme sans ambages son adhésion au nouveau régime : « La République, pour laquelle je me sens tous les jours un plus ardent amour, laisse commettre d’étranges bévues. » (à George Sand, début septembre 1848). Est-il complètement sincère ou bien intéressé, sachant le positionnemment idéologique de sa correspondante ? Ensuite, peut-être déçu par son échec à la succession de Zimmerman, il se rallie au césarisme du Second Empire, qu’il défend plusieurs fois dans ses épîtres à Hiller. À la suite de la défaite de 1870, c’est le dégoût qui l’envahit : « Il me faudrait, d’ailleurs, remplir des volumes ; pour t’exprimer seulement l’immense pitié que m’inspirent et l’ignoble populace et la lâche bourgeoisie ; l’immense horreur que je ressens pour la plupart des personnalités et les véritables chefs de la commune ; enfin la haine mortelle que je voue aux coryphées parlementaires, et aux hommes de septembre, sans en excepter Mr Thiers » (à Masarnau, le 24 octobre 1871) et « je t’assure que, à la rigueur, nous pourrions même parler politique ; car, si sur 100 français, 99 ont perdu l’esprit, et 1 seul a conservé son bon sens, je crois être celui-là. Cette guerre, nous devions l’entreprendre. Un immense désastre s’en est suivi ; auquel nous avons cru devoir faire succéder d’autres désastres bien autrement effrayants ; auxquels nous nous préparons à en ajouter de plus inouïs encore. (Je dis nous par charité ; car, véritablement, je ne me sens plus français... que de vieillesse seulement) » (à Hiller, le 11 août 1871). Contrairement à sa réputation de casanier et de misanthrope, on découvre qu’il côtoie maints autres artistes : par exemple Hans von Bülow, Frédéric Chopin, Cornélie Falcon, Charles Gounod, Jules Massenet, Felix Mendelssohn – qui joue son Trio avec piano op. 30 ‑, Giacomo Meyerbeer – qui le mentionne plusieurs fois dans ses agendas ‑, Anton Rubinstein – qui lui dédie son 5e Concerto pour piano op. 94 (1875) ‑, Pablo de Sarasate, Clara Schumann – qui le reçoit à plusieurs reprises lors de son voyage à Paris en 1839 ‑, Julius Stockhausen – au fils duquel il enseigne le piano ‑, Chrétien Urhan, François-Joseph Fétis mais aussi Eugène Delacroix – qui l’évoque dans son Journal –, George Sand avec laquelle il échange de nombreux courriers, Félicité de Lamennais, les familles Troubetzkoï, Lannes de Montebello, Ney de la Moskowa. Il va au concert, à l’opéra et critique sans concession œuvres et interprètes, sans que ses remarques éparpillées puissent vraiment dessiner une chronique musicale de son temps.
Ses lettres portent souvent sur des questions musicales, ce qui n’est pas leur moindre intérêt. Lui, le révolutionnaire au piano, se révèle très conservateur – est-ce surprenant ? –, fustigeant Berlioz, Wagner – dont il semble ignorer l’antisémitisme – ou Liszt tandis qu’il fait l’éloge des pâles compositions de Hiller. Son idole, c’est Bach, mais il révère aussi Mozart, Beethoven ou Schumann – dont il paraît ne pas connaître les deux critiques ravageuses de 1838 et 1839. Il se fait le chantre du respect scrupuleux des partitions originales – est-ce là un partisan de l’Urtext avant l’heure ou un traditionnaliste juif pour qui la chose écrite, jusque dans son aspect graphique, possède une valeur intrinsèque ? À partir des années 1850, il développe son intérêt pour le piano à pédalier, instrument qu’il présentera lors de l’Exposition universelle de 1855, dont il deviendra un virtuose incomparable et pour lequel il laissera maintes compositions et même un legs dans son testament, refusé par l’Institut. À la fin de 1852, il échange plusieurs longues épîtres avec François-Joseph Fétis au sujet des mesures à 5 et à 7 temps, que le musicographe belge mentionne dans la Revue et Gazette musicale de Paris (31 octobres 1852). Parfois, il ne s’agit que de quelque détail qui nous éclaire sur la minutie de sa démarche : problème d’altération dans la sonate op. 106 de Beethoven, place d’une cadence dans un concerto de Bach.
En revanche, on n’apprend rien de ses lectures ni de ses goûts littéraires – qui ne semblent guère pénétrants si l’on en juge par les poésies qu’il a employées dans ses rares mélodies ou comme référence à une pièce telle que Salut, cendre du pauvre ! paraphrase pour piano op. 45 (1856). Tout au plus apprend-on dans l’inventaire après décès qu’il possédait « Quarante volumes de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et autres, trente-sept volumes [d’]archives israélites et autres ; quatre-vingt-treize volumes [d’]œuvres de Rabelais, Don Quichotte et autres ; quatre-vingt-un volumes reliés, mémoires de Saint-Simon, ouvrages hébreux etc. » et « Vingt-huit volumes, métamorphoses d’Ovide et autres, trente-huit volumes reliés et brochés[,] ouvrages israélites et autres ; cinquante-deux volumes reliés[,] ouvrages de musique et autres et environ cent volumes et brochures ». Est-ce significatif et représentatif de ses lectures ?
Les écrits d’Alkan nous instruisent d’abord sur le caractère de l’homme et, trop parcimonieusement, sur sa démarche créatrice. Il manquait évidemment au compositeur l’énergie et le goût d’un Berlioz, d’un Schumann ou d’un Wagner pour affirmer publiquement ses opinions et faire œuvre pédagogique auprès d’un vaste auditoire ; s’il se sentait « d’humeur à musicaliser toute une génération » (à Georges Sand, début septembre 1848), c’était dans le cadre de cours particuliers. Comme Chopin, il redoutait l’estrade et ne se découvrait qu’en petit comité. C’est donc plutôt le portrait d’un homme malgré tout attachant qui se dégage de ce corpus encore trop restreint.
François LUGUENOT
22/01/2019
Pour aller plus loin :
La préface à la Grande Sonate op. 33 est reproduite dans toutes les éditions de l’œuvre. L'avertissement aux Préludes op. 31 et l'avertissement aux Souvenirs du Conservatoire sont d’un accès difficile et manquent le plus souvent dans les exemplaires conservés de l’édition originale car elles étaient imprimées sur une feuille volante ; elles n’ont, semble-t-il, jamais été reprises dans les rééditions. Elles ont été publiées dans le Bulletin de la Société Alkan, no 14 (janv. 1990) et no 26 (mai 1994).
Une édition de la correspondance d’Alkan est en préparation chez Vrin et les actes du colloque international qui s’est tenu en novembre 2013 donneront d’amples aperçus des lettres adressées à Santiago de Masarnau (Société française de musicologie). Pour l’heure, on trouvera quelques lettres publiées ici et là. En particulier dans :
. Aus Ferdinand Hillers Briefwechsel (1826‑1861) : Beiträge zu einer Biographie Ferdinand Hillers / von Reinhold Sietz. — Köln : [s. n.], 1958.
. Aus Ferdinand Hillers Briefwechsel : Beiträge zu einer Biographie Ferdinand Hillers. Band II, 1862‑1869 / von Reinhold Sietz. — Köln : Arno Volk-Verlag, 1961 (Beiträge zur rheinischen Musikgeschichte ; Heft 48).
. Aus Ferdinand Hillers Briefwechsel : Beiträge zu einer Biographie Ferdinand Hillers. Band III, 1870‑1875 / von Reinhold Sietz. — Köln : Arno Volk-Verlag, 1964. — (Beiträge zur rheinischen Musikgeschichte / herausgegeben von der Arbeitsgemeinschaft für rheinische Musikgeschichte ; Heft 56).
. « Alkan et George Sand : analyse d’une relation épistolaire » / François Luguenot, Jacques-Philippe Saint-Gérand. In : Autour de George Sand : mélanges offerts à Georges Lubin. — Brest : Centre d’étude des correspondances des xixe et xxe siècles, UPR 422 du CNRS, Faculté des lettres et sciences sociales, 1992.
. Lettres de compositeurs à Camille Saint-Saëns : lettres conservées au château-musée de Dieppe / présentées et annotées par Eurydice Jousse & Yves Gérard. — Lyon : Symétrie, 2009. — (Collection Perpetuum mobile).