Avertissement [aux Souvenirs des concerts du Conservatoire]

genrePréface
languefrançais
compositeur
titre

Souvenirs des concerts du Conservatoire, partitions [6 arrangements d'oeuvres de Marcello, Gluck, Haydn, Grétry et Mozart]

éditeurBrandus & Cie
lieu d'éditionParis
date1847
contenu

Quelque nombreux qu’aient été les essais de reproduction pure et simple au piano de certains chefs-d’œuvre lyriques et symphoniques, je crois offrir ici un travail nouveau dans ce genre, ou du moins conçu dans des idées plus en harmonie avec les progrès de la facture de cet instrument, et les ressources, les procédés d’exécution dont nous sommes redevables à quelques virtuoses modernes.

La première condition de la plupart des anciens arrangements était qu’ils fussent à la portée de tous les exécutants, quelle que fût leur force ou leur faiblesse. Les arrangements à quatre mains pour piano, beaucoup plus faciles à traiter, n’ont jamais été satisfaisants pour une oreille délicate que dans certains cas exceptionnels ; entre autres défauts, le va-et-vient continuel d’une même partie, d’un même dessin, aux deux exécutants, est un obstacle à toute unité d’intention et d’interprétation. De nos jours quelques artistes suivent les anciens errements ; d’autres font des transcriptions d’une difficulté à peu près insurmontable ; il faut citer aussi pour mémoire les arrangeurs et ceux qui, sous prétexte d’embellir les œuvres des grands maîtres, de leur donner plus d’éclat, plus d’effet, les ornent des agréments malheureux de leur propre imagination.

Il est vrai que le nombre des morceaux d’opéras ou de symphonies, susceptibles d’être rendus au piano seul, d’une façon tout à la fois claire et complète, et dans la limite des difficultés abordables, doit, d’une part, être assez restreint, et, de l’autre, exiger une connaissance parfaite tant des effets, des timbres et de ce que j’appellerai les illusions des voix et des instruments, dans leur innombrables combinaisons, que de leurs relations avec les sonorités propres aux pianos modernes ; car ces sonorités sont multiples selon qu’on sait les obtenir par les diverses manières d’attaquer, par l’emploi intelligent de certains doigtés, de croisements de mains, etc. Le choix de ces morceaux, le talent de les traiter, forment pour ainsi dire un art à part et qui exige, par dessus toutes choses, un travail long et pénible, une extrême délicatesse, un tact, un instinct merveilleux et l’appropriation de tous les moyens dont on peut disposer aujourd’hui.

C’est cet instinct, c’est ce tact qui dirigent le musicien intelligent, alors qu’il veut faire redire au piano les grands et magiques accents de l’orchestre et du chœur ; qui lui suggèrent tantôt de masser certains accords d’une façon particulière, tantôt de présenter telles ou telles parties à cette octave plutôt qu’à cette autre, de surcharger ceci, d’alléger cela, enfin d’user de mille moyens ingénieux pour arriver, non à une ressemblance mathématique, mais à une ressemblance fidèle, relative, morale. De même celui qui se propose de traiter sérieusement ce genre, de faire revivre son modèle, pénétré et de ce qu’il veut reproduire et des ressources qu’il a en sa puissance, doit s’efforcer de fixer ces précieux effets que tantôt un travail opiniâtre, tantôt un hasard heureux lui révéleront. En un mot, en faisant tout entendre, savoir quelles parties doivent être accusées et comment elles doivent l’être, comment encore elles doivent être accompagnées, éclairées ou laissées dans l’ombre, tel est cet art, plus riche d’avenir peut-être qu’il ne le paraît d’abord. Inutile d’ajouter que, comme tout autre, il doit avoir ses procédés, c’est-à-dire ces formules que chacun peut s’approprier, mais qui ne sont rien si le sens divinateur, que peut seule donner la nature, vient à manquer.

Je n’ose me flatter d’avoir rigoureusement satisfait à tant de conditions diverses dans les six morceaux qui forment ce premier recueil, quelque soin que j’aie mis à les arranger ; toutefois la magnifique exécution des concerts du Conservatoire m’ayant singulièrement aidé à en apprécier toute la beauté et toutes les finesses, j’espère que mon œuvre ne sera point trouvée tout à fait imparfaite. Du reste, je n’ai voulu dans ces quelques mots qu’indiquer les lois qui doivent présider à tout travail de cette nature et signaler en même temps quelques[-]unes des fautes commises par le plus grand nombre de mes devanciers, bien que parmi eux il s’en rencontre plusieurs dont les noms et les mérites seront à jamais enviés (1).

D’autres feront sans doute mieux après moi, s’ils en prennent la peine ; moi-même, dans un certain nombre de morceaux que je tiens en réserve, je profiterai de toutes les observations judicieuses qui me seront faites. Quoi qu’il en soit, je pense que cette première collection pourra satisfaire et ceux qui aiment à se rappeler, à reproduire les belles choses qu’ils ont entendues au théâtre ou au concert, sans accompagnement obligé de variations, arpéges [sic] et enjolivements de toutes sortes, lesquels doivent être réservés pour le genre de musique qui les comporte, et ceux qui voudraient du même coup trouver un aliment à l’étude, une certaine difficulté à vaincre et susceptible d’être vaincue.

La France attend et attendra longtemps encore, il se peut faire, des éditions correctes de la plupart des chefs-d’œuvre des plus grands maîtres. Pour ce qui concerne ces six fragments, j’ai épuisé tout ce que les bibliothèques publiques et les collections particulières offraient de ressources, afin d’arriver au plus haut degré possible d’exactitude. Je ne me suis décidé pour telle ou telle version, pour telle ou telle nuance, qu’après de mûres réflexions, ou après une collation des plus minutieuses. Dans les endroits douteux, mais où le choix me semblait indifférent, j’ai opté avec la majorité des éditions, et, à défaut d’autre titre, qu’il me soit donc permis d’ambitionner celui de fidèle et respectueux interprète de nos divins génies.

C.-V. Alkan.

30 mars 1847.

(1) Je ne veux citer ici qu’un seul exemple, c’est l’attentat commis par Weber sur lui-même, dans la sublime ouverture du Freyschütz. Qui ne sent son cœur se gonfler d’émotion au seul souvenir de ce beau chant :

Eh bien, c’est de la façon suivante que Weber lui-même l’a traduit au piano :

Et le reste à l’avenant. Il faut dire à sa décharge que Weber écrivait pour les pianos de Vienne de son temps, et non pour les pianos de nos jours.