Observations sur notre instinct pour la musique et sur son principe
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Les Observations sur notre instinct pour la musique constituent, dans l’œuvre théorique de Jean-Philippe Rameau, le premier d’un ensemble de trois éléments nourissant la polémique qu’entretint, sur la nature de l’art musical et sur ses procédures, le compositeur avec Jean‑Jacques Rousseau. Celui-ci avait publié en 1753 sa Lettre sur la musique française, dans laquelle il se livrait à une attaque en règle, arguant principalement que leur langue étant dépourvue de toute propriété musicale (accentuation, rythme, sonorités), les compositeurs français ne sauraient composer de bonne musique. Une analyse critique du célèbre monologue « Enfin il est en ma puissance », extrait du rôle-titre de l’Armide de Lully, servait d’illustration à la démonstration. C’est tout d’abord en réponse à la Lettre de Rousseau que Rameau fit paraître ses Observations. Il poursuivit en élargissant la perspective de l’affrontement, avec la brochure – publiée sans nom d’auteur – des Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1755) puis, après que Rousseau eut répliqué (Examen de deux principes avancés par M. Rameau, 1755), la Suite des erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1756‑1757) et enfin, en 1757, une Réponse de M. Rameau à MM. les Éditeurs de l’Encyclopédie sur leur dernier Avertissement.
Le texte des Observations se divise en deux grandes parties. Rameau s’attache tout d’abord à préciser ce qu’il convient d’entendre par « notre instinct pour la musique ». L’oreille « n’obéit qu’à la Nature » (p. 21), et le fondement de l’art musical est le principe naturel de la résonance du corps sonore (p. 2), lequel génère l’harmonie. La gamme diatonique en découle (p. 6-9), la Basse Fondamentale d’un chant également (p. 10-11). Une théorie du corps sonore (p. 32- 40), avec ses parties « aliquotes » ou « sous multiples » (la 12e et la 17e, répondant à une progression « harmonique ») et ses « aliquantes » ou « multiples » (postulat d’harmoniques inférieurs que le corps sonore – ou son fondamental – fait « frémir », et qui répondent à une progression « arithmétique ») permet d’expliquer la génération de la mélodie (le choix entre les harmoniques d’un son est « dicté par le bon goût ») (p. 44-45), et la génération du mode mineur (p. 50 sq.). Le système musical peut alors être pensé suivant une organisation en deux espaces opposés et complémentaires au plan expressif, sous-multiples d’un côté, multiples de l’autre (p. 52-54). Les cadences (ou « repos ») sont annoncées par les deux quintes, au-dessus soit la Dominante, et en dessous soit la Sous-Dominante (p. 48). Cette opposition est spontanément perçue dans l’ordre des effets expressifs (p. 54), comme le montre l’analyse d’un exemple choisi dans le monologue d’Armide (p. 55-56). L’harmonie est toujours première et la mélodie seconde, d’où l’importance du choix des modulations : « Dès qu’on veut éprouver l’effet d’un Chant, il faut toujours le soutenir de toute l’Harmonie dont il dérive ; c’est dans cette Harmonie même que réside la cause de l’effet, nullement dans la Mélodie, qui n’en est que le produit […] C’est l’impression reçue du Mode [i.e. : tonalité] par lequel on débute, qui occasionne le sentiment qu’on éprouve du Mode qui le suit » (p. 58). Du principe fondateur émanent encore le genre Chromatique (qui met en œuvre un intervalle de demi-ton mineur) et le genre Enharmonique (qui produit in fine un intervalle « inappréciable » de quart de ton, les deux prenant leur source dans le mode mineur (p. 63-68). Rameau, qui au passage s’interroge quant à la musique des Grecs anciens et sur les théories de Pythagore (p. 16-19, 21-23, 28-29, 40), renvoie régulièrement à ses propres travaux antérieurs de théorie musicale : le Nouveau système de musique théorique (p.10), le traité Génération harmonique (p. 33) et surtout la Démonstration du principe de l’Harmonie (passim) ; il mentionne aussi, au titre d’exemples d’enchaînements chromatiques et enharmoniques, deux fragments de ses propres tragédies en musique, Dardanus (p. 65) et Castor et Pollux (p. 67-68).
Toute la seconde partie des Observations (p. 69 sq.) est consacrée, à la lumière et au service de la démonstration théorique, à une analyse fouillée du monologue déjà cité extrait de l’Armide de Lully, en forme de réfutation point par point des critiques et des railleries de Rousseau. Rameau s’attache à mettre en lumière le caractère naturel et « instinctif » de la mise en musique de Lully, lequel ne se préoccupe pas de science (p. 76). Renvoyant par exemple aux articles « Cadence » (p. 71-72) ou « Chœur » (p. 123-125) de l’Encyclopédie, mis en regard des sévères commentaires de la Lettre sur la Musique française, Rameau stigmatise les erreurs, les approximations et les contradictions de Rousseau, signes tout à la fois de son incompétence (« Cela ne peut guère s’excuser dans un Musicien, du moins Théoricien, qui travaille pour l’Encyclopédie », p. 90) et de sa probable mauvaise foi (p. 117-120). Rameau cherche à prendre Rousseau à son propre piège, en l’accusant de ne s’être pas laissé « guider par le sentiment » (107-108), cela par le truchement de l’oreille : il n’entend pas la musique (p. 112). Corollaire de ce tir de barrage à destination des critiques de Rousseau, l’éloge de Lully inspire à Rameau une formule synthétique (dont les termes sont repris de la Lettre que le compositeur avait adressée, le 25 octobre 1727, au poète Antoine Houdar de La Motte : « Quel mérite n’y a-t-il pas de savoir si bien cacher l’Art par l’Art même ? » (p. 105).
À travers l’analyse du monologue d’Armide, via la mise en lumière et la validation de ses procédures, de ses ressorts et de ses enjeux, c’est in fine, au-delà de la polémique dans le champ de la théorie, le récitatif à la française qui se trouve ainsi désigné et célébré par Rameau en tant qu’objet esthétique.
Pierre SABY
21/12/2023
Pour aller plus loin
Cernuschi, Alain, Penser la musique dans l’Encyclopédie, Paris : Champion, 2000, 789 p.
Dauphin, Claude (éd.), Le Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique, Bern : Peter Lang, coll. « Varia Musicologica », 2008, 890 p.
Kintzler, Catherine, « Les grâces de la musique et les délices de la science », introduction à l’édition de textes dont la Démonstration du principe de l’harmonie et les Observations sur notre instinct pour la musique, dans Kintzler, Catherine et Malgoire, Jean-Claude (éd.), Musique raisonnée, Paris : Stock, coll. « Stock + Plus/ Musique », 1980, 221 p.
Legrand, Raphaëlle, Rameau et le pouvoir de l’harmonie, Paris : Cité de la musique - Les Éditions, 2007, 175 p.
éditions numérisées | |
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genre | Essai |
éditeur | Prault fils |
lieu d'édition | Paris |
années d'édition | 1754 |
nombre de pages | 126 |
langue originale | français |
compositeur |