"Quelques réflexions" [Préface d'Ariodant]
genre | Preface |
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languages | français |
compositeur | |
title | Ariodant |
editor | Janet et Cotelle |
place of publication | Paris |
date | 1799 |
content | http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1158792x/f9.image La Musique est, de tous les arts, le plus généralement cultivé, le plus universellement aimé, et cependant le moins connu dans les causes qui produisent ses plus grands effets dramatiques. De là vient que tout le monde en parle et que peu de personnes en raisonnent juste. Les uns s’égarent en lui accordant trop, les autres s’aveuglent en lui refusant tout. Si tous ceux qui aiment ce bel art, étaient moins ses amants que ses amis, et qu’ils voulussent se donner la peine de l’approfondir avant de le juger, ils seraient bientôt d’accord, et nous ne serions plus témoins des querelles interminables qui les divisent, mais soit orgueil ou paresse les hommes aiment mieux disputer que s’instruire. Au milieu de ces débats, de ces partis dont ils sont tour à tour l’idole ou la victime, pourquoi les compositeurs gardent-ils le silence ? ne sont-ils pas dépositaires des secrets de leur art ? n’en doivent-ils pas le tribut ? Lorsque l’opinion les place à une certaine hauteur, c’est pour être dirigée par eux, et les rendre responsables des progrès de l’erreur. Attendront-ils pour élever la voix, que tous les genres confondus par l’ignorance aient corrompu le goût et précipité l’art dans les deux cahots des systèmes ? (Nota : Encore me plaindrais-je moins de l’ignorance que de l’erreur. La première est docile et ne refuse aucune impression ; l’autre décide en souveraine et dans les impressions, choisit toujours les pires. La première ne fait ni bien ni mal, la seconde produit un mal certain, l’autre enfin ne fait point avancer l’art, mais l’autre la recule et l’embrouille, ce qui est plus fâcheux que s’il n’existait pas. Dans le premier cas on en serait quitte pour ne rien savoir encore, dans le second on sait tout ce qu’il faut pour s’empêcher d’apprendre quelque chose.) Alors il ne sera plus temps, et malgré leurs efforts, ils seront entraînés par le torrent qu’ils auront laissé déborder. Je suis loin pourtant d’exiger qu’ils consacrent entièrement leurs veilles à neutraliser par leurs écrits, l’influence du mauvais goût et les caprices de la mode. Le bien faire est préférable au bien dire, et une bonne partition prouvera toujours plus que de bons préceptes. (Nota : On me demandera ce que j’entends par une bonne partition, car l’esprit de Système dira toujours que nul n’aura d’esprit que nous et nos amis. Une bonne partition sera celle que l’opinion aura jugée telle, quand l’opinion sera éclairée comme je vais le dire plus bas, on pourrait même assurer d’avance que la bonne partition est celle dont les effets plaisent même à l’ignorance et déplaisent à l’erreur.) Cependant, je voudrais que lorsqu’un ouvrage est destiné à voir le jour, il fut toujours accompagné d’un examen dans lequel les compositeurs rendraient un compte détaillé de leurs intentions, des moyens qu’ils ont employés pour les exprimer, des principes qui les ont dirigés, des règles qu’ils ont suivies, et des convenances qu’ils ont dû observer, par rapport au genre qu’ils ont traité. De pareils écrits formeraient à la longue une poétique musicale, dans laquelle on apprendrait à distinguer le style qui convient à chaque genre en particulier, et même aux ouvrages de même genre qui ne diffèrent entre eux que par des nuances plus ou moins fortes. Cette poétique aurait surtout l’avantage de n’être pas l’ouvrage d’un seul homme. Tous les artistes étant appelés à l’enrichir du tribut de leur savoir, l’influence des écoles, des préjugés nationaux et des hommes à la mode se neutraliseraient. Le concours de toutes les opinions ferait connaître la vérité, et la vérité une fois connue fixerait les opinions, qui toutes ensemble constituent ce que je nomme l’Opinion cette Reine du Monde qui seule a le droit de décider si une partition est bonne ou mauvaise. N’en doutons pas ; si depuis la naissance de la musique dramatique jusqu’à nos jours, les musiciens célèbres avaient suivi la marche que je propose, nous ne serions pas dans cet état de mobilité qui égare les artistes et les amateurs. (Nota : L’anarchie dans les arts produit toujours la tyrannie du mauvais goût, parce que celui-ci prononce toujours hardiment tandis que le talent est toujours modeste. La multitude se déclare pour celui qui décide, et c’est alors que l’erreur trompe l’ignorance. Cela n’arriverait pas si chaque juge était obligé de motiver ses arrêts, si chaque compositeur développait ses motifs). Les secrets du génie se retrouveraient dans la pensée écrite des grands hommes, et cet immense testament serait le palladium du bon goût. En le méditant, le musicien philosophe soulèverait le voile qui cache les causes qui ont concouru aux progrès de son art, et pourrait prétendre à l’honneur d’en reculer les bornes. Faisons donc pour nos successeurs, ce que nos devanciers n’ont pas songé à faire pour nous. Formons un fanal de toutes les lumières, il guidera les pas du jeune artiste et répandra son éclat sur les succès de l’artiste consommé. En proposant à tous les compositeurs ce nouveau moyen d’acquérir des droits à la reconnaissance publique, je devrais placer l’exemple à côté du précepte, pour que ceux qui peuvent faire mieux que moi ne soient point arrêtés par la crainte d’innover. Mais des motifs affligeants pour un artiste ennemi de toute espèce d’intrigue et d’esprit de parti, me forcent à garder le silence, pour n’avoir pas la douleur d’entendre dire autour de moi, que sous prétexte de servir mon art, je n’ai cherché qu’un moyen adroit de parler de mes ouvrages. Je laisse donc aux maîtres de toutes les écoles, qui enrichissent nos théâtres de leurs productions, l’honneur de poser les fondements d’un édifice qui s’élèvera d’âge en âge, et qui attestera leur gloire aux siècles futurs. |