Les Mémoires d'Hector Berlioz
Télécharger le PDF de la notice
Commencés à Londres en 1848, les Mémoires d’Hector Berlioz auraient pu suivre immédiatement le Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, dont la première impression date de la fin 1843, et le Voyage musical en Allemagne et en Italie, paru en juillet 1844 – en tant que mémoires « provisoires ». Qu’il ait par la suite décidé d’étendre le récit de sa vie, d’inclure certains chapitres déjà édités, de narrer les dernières années de sa carrière, de ne programmer la publication que d’outre-tombe, fait de ce livre son testament littéraire, paru bien des années après la parution des Soirées de l’orchestre (1852), des Grotesques de la musique (1859) et d’À travers chants (1862). Cet ultime ouvrage n’est pas un compendium d’articles de presse mélangeant boutades, contes, manifestes, historiettes, adorations, ce que sont tout ou partie les écrits précédents, mais plutôt une mosaïque d’épisodes de la vie de l’artiste parsemée d’anecdotes savoureuses, de conversations imaginaires, de voyages en France et à l’étranger, d’esquisses biographiques et de citations, de paraphrases et de réflexions qui révèlent une mémoire prodigieuse, une plume raffinée, un sens de l’humour somptueux, et une intelligence presque sans limites.
Le but des Mémoires est double : tout d’abord, Berlioz espère corriger les notices biographiques qu’il trouve « pleines d’inexactitudes et d’erreurs ». Il pense en particulier à celle que lui a consacré François-Joseph Fétis dans la première édition de sa célèbre Biographie universelle des musiciens mais plus généralement aux articles nombreux où il est peint comme extravagant, peu musicien et exigeant de la musique (par la voie de « programmes ») plus que cet art n’est capable d’exprimer. Ensuite, il espère « donner des notions exactes sur les difficultés que présente, à [son] époque, la carrière des compositeurs, et offrir à ceux-ci quelques enseignements utiles. » Plus par esprit didactique que par altruisme, il veut prévenir la prochaine génération de compositeurs des difficultés qui les attendent au cours de leur carrière.
Connaissant bien non seulement le monde de la musique, où la fidélité aux intentions du compositeur pouvait être facilement compromise par les souhaits des virtuoses ou des chefs d’orchestre, mais aussi le monde du livre, où les désirs de la famille pouvaient faire modifier le texte d’un manuscrit autographe d’un défunt avant qu’il ne soit livré à la presse, Berlioz décide de faire imprimer son manuscrit de son vivant et à ses frais : en juillet 1865 la maison d’imprimerie Augustin Vallée termine la production de 1 200 exemplaires du volume intitulé Mémoires d’Hector Berlioz, Membre de l’Institut de France, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin, de celle de Sainte-Cécile de Rome, Officier de la Légion d’honneur, Chevalier de plusieurs ordres étrangers, etc., etc., Paris, Chez tous les libraires, 1865. La page de faux-titre annonce un titre plus succinct : Mémoires d’Hector Berlioz de 1803 à 1865 et ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre écrits par lui-même. Si le premier titre souligne l’importance sincèrement attribuée par le compositeur à son statut de membre de l’Institut, le second titre, certifiant la paternité de l’auteur, fut vraisemblablement suggérée à Berlioz par les Mémoires de Benvenuto Cellini, écrits par lui-même publiés en 1844 par Jules Labitte, éditeur cette année-là du Voyage musical en Allemagne et en Italie.
Dans le Journal des débats du 23 mars 1870, l’éditeur choisi par les héritiers du compositeur annonce la nouvelle édition : Mémoires d’Hector Berlioz, Membre de l’Institut, comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865, avec un beau portrait de l’auteur. Michel Lévy frères a simplement ajouté de nouvelles pages de titre aux exemplaires conservés par Berlioz et souligné la présence de la belle photographie du compositeur prise entre le mois d’août 1864 et le mois d’avril 1865 par François-Marie-Louis-Alexandre Godinet de Villecholle, connu sous le nom de Franck. Sous la photo, écrite de la main de Berlioz, se trouve une citation du début de la Symphonie fantastique, mélodie d’abord conçue pour des paroles tirées d’Estelle et Némorin de Florian – « Je vais donc quitter pour jamais / Mon doux pays, ma douce amie » –, mélodie qui convient, comme le dit Berlioz au chapitre IV des Mémoires, « à l’expression de cette tristesse accablante d’un jeune cœur qu’un amour sans espoir commence à torturer », et qui est donc le reflet musical de l’histoire de sa première et dernière tendresse amoureuse. Les rencontres avec Estelle Fornier (née Dubeuf), en premier lieu lorsque Berlioz n’a pas encore douze ans, puis au seuil de son soixante-et-unième anniversaire, et les poignantes citations de Macbeth (« La vie n’est qu’une ombre qui passe »), en français au début du volume, en anglais à la fin, jouent le rôle de serre-livres des Mémoires, tout en leur donnant une forme circulaire.
Cela dit, la véritable forme du volume, avec les voyages de découverte qui sont également des missions artistiques en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Russie et en France, est plutôt celle d’un rondo : les excursions en constituent les épisodes, les retours, les refrains. On entend les applaudissements des publics allemands, on lit l’admiration des critiques anglais, on voit l’accueil opulent de la cour impériale russe, et on apprécie la réception en France – tantôt froide, tantôt mitigée, tantôt enthousiaste. On apprend combien il est difficile de monter des concerts à Paris lorsqu’on est à la fois compositeur, chef d’orchestre, agent publicitaire, trésorier, impresario et critique musical ne ménageant pas ses opinions artistiques. On comprend pourquoi Berlioz apprécie le paysage allemand, où tous, rois, grands-ducs et princes, possèdent des chapelles privées peuplées d’instrumentistes et de chanteurs professionnels, où les compositeurs ont par conséquent de nombreuses occasions de faire exécuter leurs œuvres – à la différence de la France puissamment centralisée, où les possibilités provinciales sont donc limitées, tandis que les salles et les scènes parisiennes, contrôlées selon Berlioz par des barbares, sont quasi impénétrables.
On conçoit alors pourquoi Berlioz apprécie, dès le début de sa carrière, la protection et le patronage d’esprits artistiquement élevés et financièrement établis, et pourquoi il garde jusqu’à la fin de sa vie le même anti-républicanisme qu’il annonce dans la préface des Mémoires : « La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur toute l’Europe ; l’art musical, qui depuis si longtemps partout se traînait mourant, est bien mort à cette heure ; on va l’ensevelir, ou plutôt le jeter à la voirie. » Enthousiasmé par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, et malgré ce que Berlioz appelle « l’harmoniphobie » de celui-ci, le compositeur soutiendra l’empereur jusqu’à la mort.
En cours de route on rencontre dans les Mémoires les musiciens et les administrateurs auxquels les portraits par Berlioz ont conféré une certaine immortalité : Cherubini, qui chasse Berlioz de la bibliothèque du Conservatoire (« Zé vous défends d’y revenir, moi ! ») ; Fétis, « jeune théoricien de quatre-vingts-ans » qui ose modifier les symphonies de Beethoven ; Guhr, maître de chapelle à Francfort, qui parsème ses discours de « S.N.T.T. ! » (« sacré nom te tieu ! ») ; Roqueplan et Duponchel, directeurs de l’Opéra, qui joignent « à la plus complète ignorance, à la plus profonde barbarie, une entière confiance en eux ». La distribution est longue et variée.
Berlioz est un créateur et une créature de contrastes et d’oppositions. On le voit formellement à la dernière page des Mémoires : « Laquelle des deux puissances peut élever l’homme aux plus sublimes hauteurs, l’amour ou la musique ?… C’est un grand problème. Pourtant il me semble qu’on devrait dire ceci : l’amour ne peut pas donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l’amour… Pourquoi séparer l’un de l’autre ? Ce sont les deux ailes de l’âme. » Mais : « En voyant de quelle façon certaines gens entendent l’amour, et ce qu’ils cherchent dans les créations de l’art, je pense toujours involontairement aux porcs, qui, de leur ignoble groin, fouillent la terre au milieu des plus belles fleurs, et aux pieds des grands chênes, dans l’espoir d’y trouver les truffes dont ils sont friands. »
Quelle vérité contiennent les Mémoires ? La question, souvent posée, est niaisement simpliste. On y trouve de nombreux faits exacts, de nombreux détails inexacts, de nombreuses citations approximatives, de nombreuses conversations inventées. On y trouve de nombreuses observations justes et profondes, de nombreuses opinions révélatrices d’un esprit tantôt ouvert, tantôt fermé, et notamment de nombreuses blagues savoureuses. En fin de compte c’est le mélange de savoir et de rires qui continuera à faire vivre les Mémoires d’Hector Berlioz, le plus lu et le plus traduit de ses ouvrages, tant que l’on continuera à s’intéresser à la grande musique du dix-neuvième siècle.
Peter BLOOM
19/01/2021
Pour aller plus loin :
Mémoires d’Hector Berlioz de 1803 à 1865, et ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, écrits par lui-même, texte établi, présenté et annoté par Peter Bloom, Paris, Vrin, 2019.
The Memoirs of Hector Berlioz, translated and edited by David Cairns, New-York, Knopf, [1969] 2002.
Memoiren, trad. Hans Scholz, éd. Gunther Braam, Göttingen, Hainholz, 2007.