Jean Barraqué (1928-1973)
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De 1951 à 1972, Jean Barraqué a régulièrement écrit des textes à l’image de son œuvre musicale et témoignant de son engagement théorique, de ses exigences techniques et analytiques (dans l’appréhension générale de la musique comme dans sa transmission pédagogique et publique), de son sens de la polémique, à l’occasion violente, et d’une ascèse, sinon d’une éthique exhalant les catégories romantiques du sublime et du tragique, de la nuit et de la mort. Ces textes, nourris de l’étude des maîtres des âges classique, romantique et moderne, entretiennent une relation éminemment dialectique avec sa propre pratique de compositeur. Outre de courts articles, incluant à l’occasion des critiques de concert et des notes analytiques de dictionnaire, outre les poèmes de ses œuvres ou projets d’œuvre (…au-delà du hasard, Chant après chant, Lysanias et Portiques du feu) et ses notices accompagnant deux d’entre elles (Chant après chant et Concerto), on compte un ouvrage sur Debussy (Paris, Seuil, 1962), un Guide de l’analyse musicale et une soixante de fiches analytiques (dans Le Guide du Concert), ainsi qu’une quarantaine d’articles et entretiens, pour l’essentiel regroupés dans le volume Écrits (Paris, Publications de la Sorbonne, 2001). Le corpus peut se répartir en cinq entrées, que nous aborderons chronologiquement.
Après avoir condamné l’expressionnisme de Berg et de Schoenberg, leur assimilation de la série à un thème et leur recours, dans leurs dernières œuvres, à la tonalité, et après avoir exalté l’apport de Webern, davantage soucieux de schèmes rythmico-mélodiques et d’organisation des sons en soi et dans l’espace-temps, la première salve d’écrits retentit dans le contexte du Domaine musical naissant. Barraqué participe en 1954, alors qu’il fréquente Michel Foucault dont l’influence de la pensée s’exerce pleinement sur lui, à la revue Domaine musical (« Des goûts et des couleurs… et où l’on en discute ») et aux Cahiers Renaud-Barrault (« Résonances privilégiées. Leur justification »), et livre la même année « Rythme et développement », dans la revue Polyphonie. Le premier article reconsidère la tradition comme réseau instable de filiations entremêlées et établissant des ponts « souvent aussi inégaux par l’ampleur de leur envergure que par la nature de leur objet » (Écrits, p. 69) ; le deuxième opère ce que Foucault appellerait une « archéologie » de la dialectique musicale et conclut que toute expérience créatrice authentique crée sa propre technique, laquelle concrétise l’expérience artistique et l’exprime dans sa totalité ; le troisième limite cette archéologie au rythme, par des analyses de la Messe de Machaut, du Sacre du printemps de Stravinsky et d’œuvres de Messiaen et Boulez.
Une telle dimension technique du discours sur la musique se retrouve, de 1952 à 1957, dans une série de contributions à la revue Musica (1954), dans les notes analytiques du Larousse de la musique (édition de 1957), mais surtout dans Le Guide du concert (puis Le Guide du concert et du disque). Dans ce dernier, les contributions sont de deux ordres : le premier est un Guide de l’analyse musicale, rédigé en 1952, paru en feuilleton jusqu’en 1956, et dans lequel Barraqué paraphrase, quand il ne les recopie pas, les traités dont il a reçu l’enseignement auprès de Jean Langlais et d’Olivier Messiaen (l’Histoire de la musique de Jules Combarieu, le Cours de composition musicale de Vincent d’Indy, le Traité d’harmonie théorique et pratique de Théodore Dubois, le Cours de contrepoint de Marcel Dupré et Les Instruments d’orchestre d’André-François Marescotti) ; le second est un ensemble de fiches analytiques sur des œuvres de Mozart à la musique concrète, avec une insistance particulière sur le répertoire du xixe siècle.
L’ouvrage monographique Debussy, paru en 1962 dans la collection « Solfèges » (Paris, Seuil), et autour duquel s’agrègent plusieurs études, parmi lesquelles « Debussy ou l’approche d’une organisation autogène de la composition » (1965, mais issue d’un colloque de 1962), entend faire justice de l’impressionnisme, du debussysme et de l’école française de l’entre-deux-guerres, que Barraqué juge techniquement et esthétiquement superficiels. Il leur oppose une lecture plaçant le maître français sous la lumière structurale des années 1950 qui voient en lui leur précurseur : « Un grand créateur peut toujours se situer dans les problèmes de l’heure présente. Dans cette actualité incessamment renouvelée […], l’œuvre d’un musicien brille d’éclats bien différents ; selon les époques, de nouvelles significations se dévoilent ; sa compréhension est ainsi destinée à varier selon l’optique qu’impose tel moment de l’Histoire » (p. 6-7). Plus qu’une biographie commentée, dressant un portrait assez complet de Debussy, et n’excluant rien de ses « erreurs », importent donc, dans ce nouement du passé et du présent, les paragraphes analytiques consacrés au Prélude à l’après-midi d’un faune, à La Mer ou à Jeux. Le refus des formes héritées aboutirait, dans le Prélude, à une improvisation amalgamant les acquisitions de la forme-sonate (non bithématique néanmoins), par l’existence d’une exposition et d’un développement, la construction en sections du lied (ABA), en raison d’un « milieu », et les règles de la variation, par l’incessante transformation de l’harmonisation du célèbre thème de flûte. Mais la thèse majeure qui, comme chez Boulez, rapprocherait Debussy de Webern, est que La Mer aurait inventé « un procédé de développement dans lequel les notions mêmes d’exposition et de développement coexistent en un jaillissement ininterrompu, qui permet à l’œuvre de se propulser en quelque sorte par elle-même, sans le secours d’aucun modèle préétabli » (Écrits, p. 268). Jeux magnifiera cette thèse en y introduisant des « développements absents », qui mobilisent la mémoire de l’auditeur et sapent la continuité du discours, ou plutôt génèrent une « continuité alternative », comme si la musique entre-temps se déroulait ailleurs.
Après cette date, la fragilité psychique de Barraqué limite sensiblement les publications. Quantité de textes et de partitions demeurent inachevés, un inachèvement d’ailleurs érigé en principe esthétique, et où la mort érode l’œuvre, la menace. Parmi les rares textes publiés figurent un article sur Mozart (« Sa carrière posthume », 1964, dans un ouvrage collectif), ce « hiatus » (Écrits, p. 133) entre Bach et Beethoven, dont Barraqué démontre l’inactualité de l’incandescente beauté, ainsi que des propos recueillis par Raymond Lyon (« Propos impromptus », 1969), entre autobiographie et immodestie d’un créateur « obligé d’être le plus grand ». Deux autres articles, de 1968, aux titres explicites (« Messiaen pédagogue : l’analyse musicale considérée comme enseignement ou l’apprentissage d’un métier » et « Étude sur le romantisme musical, le traumatisme beethovénien »), resteront inédits jusqu’à sa mort.
Sous ce même statut d’inachèvement, trois analyses ne seront publiées qu’à titre posthume : celle des Variations pour piano op. 27, éditée par André Riotte en 1982 ; celle de La Mer, éditée par Alain Poirier en 1988 ; et celle de la Cinquième Symphonie de Beethoven, éditée par Laurent Feneyrou en 2001. Elles sont les seules traces du projet que Barraqué avait soumis au CNRS, où il travailla de 1961 à 1970. Il envisageait alors retracer la naissance de l’« œuvre ouverte », non au sens de Boulez ou de Stockhausen, ou au sens d’Umberto Eco et de ses déclinaisons chez Berio ou Boucourechliev, mais comme contestation des archétypes formels et manifestation absolue du devenir, dans plusieurs œuvres de Beethoven (Quatuors à cordes n° 6 et n° 14, Symphonies n° 3, n° 5 et n° 9) et de Debussy (Prélude à l’après-midi d’un faune, La Mer, Jeux, Nocturnes, Études pour piano). Dès lors que l’analyse se trouve confrontée à une aporie, en raison même de ce qu’elle entend démontrer, elle s’oblige au polymorphisme : « Nous pensons être sur la voie, sinon de définir rigoureusement, du moins d’approcher dans les faits, dans la démarche adoptée, un mode d’examen esthétique et technique qui puisse être à la fois assez souple et assez rigoureux pour que l’œuvre, considérée dans ses différents aspects : mélodique, harmonique, rythmique, orchestral, formel, etc., livre la plus grande partie de ses secrets » (Écrits, p. 402). Si le vocabulaire d’indyste abonde dans les analyses de Beethoven et de Debussy, Barraqué forge également des notions, pour certaines déduites de l’enseignement de Messiaen : note-ton, note-son, corrélatif-développement, mutation poétique, développement par élimination…, dont la fertilité s’avérera aussi bien analytique que compositionnelle.
Laurent FENEYROU
06/02/2020
prénom | Jean |
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nom | Barraqué |
année de naissance | 1928 |
année de décès | 1973 |
identique à | https://data.bnf.fr/12394700/jean_barraque/ |
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