Deutsche Kunst und Deutsche Politik
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Le long essai intitulé Art allemand et Politique allemande (Deutsche Kunst und deutsche Politik) est paru en 1868 à Leipzig, aux éditions J. J. Weber. Il est ensuite repris dans le tome VIII des Gesammelte Schriften und Dichtungen (1871/1883) – les citations sont données ici dans l’édition de référence : Richard Wagner, Sämtliche Schriften und Dichtungen (= SSD), Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1914, t. VIII. L’édition originale comporte 112 pages et est composée de quinze chapitres, dont les douze premiers avaient auparavant été publiés sous forme d’articles dans la Süddeutsche Presse (partiellement financée par Louis II de Bavière) entre le 24 septembre et le 19 décembre 1867. Leur publication avait été interrompue à la demande expresse du roi Louis II, à qui l’éditeur du journal, Julius Fröbel, avait laissé croire que Cosima von Bülow en était le véritable auteur. Les raisons exactes de cette interruption n’ont pas été élucidées, mais sont probablement liées au contenu politique des articles.
L’unique traduction française complète se trouve dans le huitième volume des Œuvres en prose traduites par J.-G. Prod’homme (Paris, Delagrave, 1910). La version française publiée à Bruxelles en 1868 sous le titre Art et Politique (éditions J. Sannes) ne comprend que les chapitres I à IX.
Bien que traitant de sujets assez variés, dont le dénominateur commun est la notion de culture nationale allemande, les quinze articles s’articulent autour de quelques idées fortes : promotion d’un renouveau de l’art allemand, en particulier du théâtre (musical) ; critique de la supposée hégémonie de la civilisation française, jugée artificielle et platement réaliste ; mise en parallèle de l’évolution de l’art en Allemagne avec celle de la situation politique ; critique du rôle des princes allemands, inféodés à la culture française ; éloge de la dynastie des Wittelsbach, dont on attend qu’elle stimule un renouveau de l’art dramatique. Le texte de Wagner comporte de nombreuses allusions plus ou moins explicites à des faits marquants de l’histoire allemande du XIXe siècle, qu’il faut avoir présents à l’esprit si l’on veut comprendre l’argumentation développée au long des quinze chapitres. On retiendra en particulier l’émergence de la contestation politique au sein des confédérations étudiantes (Burschenschaften) à la suite des Guerres de libération (1813-1815) ; la valeur symbolique du costume de la « vieille Allemagne » (Altdeutsche Tracht) inspiré du XVIe siècle, porté par les étudiants en signe de contestation avant d’être interdit par les décrets de Karlsbad en 1820 (mais dont Wagner avait conservé le béret de velours noir) ; l’assassinat en 1819 de l’écrivain conservateur August von Kotzebue, considéré comme un traître à la patrie pour avoir offert ses services au tsar, par l’étudiant Ludwig Sand – l’événement a servi de prétexte pour les autorités de la Restauration à la mise en place d’une répression policière particulièrement sévère ; la bataille de Sadowa (Königgrätz en allemand), qui marque en 1866 la fin de la Confédération germanique et permet l’unification de la « petite Allemagne » (sans l’Autriche) sous l’égide de la Prusse au détriment de l’idée d’une « grande Allemagne » qui aurait inclus, au moins partiellement, l’empire des Habsbourg.
Le chapitre I expose la thèse, empruntée au philosophe Constantin Frantz (Untersuchungen über das europäische Gleichgewicht, 1859), d’un antagonisme entre la culture (Bildung) allemande, qu’il s’agit de faire renaître, et le modèle dominant de la civilisation (Zivilisation) française. La suprématie culturelle de la France en Europe masque mal le déclin de sa productivité intellectuelle : cette civilisation, qui s’est coupée de son peuple, marque le triomphe de l’artifice et de la convention – elle transforme la beauté en élégance, la grâce en bienséance (p. 32). L’influence du modèle français dans le monde germanique s’est révélée particulièrement néfaste dans la mesure où les princes allemands se sont aliénés l’esprit du peuple allemand en cherchant constamment à imiter ce qui venait de la cour des rois de France. Wagner prédit la disparition de l’aristocratie si elle ne parvient pas à se faire l’écho des aspirations du peuple. Le compositeur évoque ensuite, dans le chapitre II, la difficile renaissance de la culture allemande. C’est à Winckelmann, Lessing, Goethe et Schiller que revient le mérite d’avoir permis à l’art allemand de renouer avec l’idéal de beauté de la Grèce antique tout en affirmant l’originalité de son génie propre. Le compositeur reprend ici le topos, cher au premier romantisme, selon lequel les Allemands seraient les Grecs de l’époque moderne. Les princes allemands sont malheureusement, nous dit Wagner, totalement passés à côté de ce renouveau culturel : tandis que la cour de Vienne serait restée soumise à l’influence culturelle espagnole et romaine, celle de Berlin serait tombée sous la coupe de la civilisation française. Le compositeur évoque alors l’émergence d’une jeunesse contestataire à travers la figure allégorique d’un « jeune Allemand » (ein deutscher Jüngling) vêtu du costume de la « vieille Allemagne ». On a malencontreusement pris ce jeune homme pour un Jacobin, alors qu’il ne voulait en réalité pas faire de politique, mais seulement libérer le peuple de règles arbitraires contraignantes et rétablir la moralité individuelle et sociale – il faut sans doute voir là une allusion aux Burschenschaften, ces confédérations étudiantes qui, dans les années d’après le Congrès de Vienne, réclamaient à fois la liberté d’expression et l’unification de l’Allemagne. Wagner croit toutefois pouvoir relever un fait positif dans l’histoire récente : le développement d’une armée prussienne (Volksheer) capable de souder le peuple allemand, et permettant, avec la bataille de Sadowa, de sauver « l’ultime reste de l’esprit allemand, par ailleurs totalement exterminé » (précisons que Wagner adoptera ultérieurement une attitude bien plus critique, voire franchement hostile, envers le militarisme prussien). Le chapitre III revient sur le rôle néfaste joué selon Wagner par l’occupation napoléonienne, à la suite de laquelle Goethe et Schiller ont dû faire place à Rossini et à Spontini dans le paysage théâtral allemand. Malgré l’heureuse parenthèse du Freischütz de Weber – dont la création triomphale à Berlin en 1821 avait effectivement été interprétée par une partie de la presse comme une victoire du nationalisme allemand sur la culture de cour internationale (incarnée par Spontini) – le théâtre allemand aurait continué de se nourrir de l’influence française et aurait fini par surpasser les scènes parisiennes en termes d’inconsistance et de superficialité.
Le compositeur établit ensuite (chapitre IV) un parallèle entre la créativité et l’inventivité du peuple allemand et la tradition du fédéralisme, que les tendances centralisatrices favorisées par les Habsbourg en Autriche n’ont pas réussi à contrarier durablement – cette apologie du fédéralisme est manifestement due à l’influence de Constantin Frantz (Von der deutschen Föderation, 1851), qui se montrait très sceptique envers la constitution d’un État national allemand dominé par la Prusse. Le développement d’une vie associative intense serait le corrélat de ce fédéralisme. Le chapitre V fait un éloge critique de la dynastie des Wittelsbach : le compositeur sait gré à Louis Ier ainsi qu’à son successeur Maximilien II d’avoir œuvré à la renaissance de l’art allemand et d’avoir compris que celui-ci devait plonger ses racines dans la vie du peuple, mais il regrette qu’ils soient tous deux passés à côté de l’essentiel : l’art dramatique. La mission de leur successeur sera donc de promouvoir le théâtre allemand.
Les chapitres VI à XI sont essentiellement consacrés au théâtre. Wagner insiste sur la nécessité d’une réforme en profondeur des théâtres allemands (chapitre VI), dans la mesure où non seulement les autres arts, mais également la vie morale de toute la nation dépendent de l’art dramatique. Dans le chapitre VII, l’auteur opère une distinction entre deux principes artistiques complémentaires, l’art du poète (le créateur) et celui du mime (l’acteur) : le second, qui suit un instinct d’imitation (Nachahmungstrieb), interagit de manière dialectique avec le poète, lequel travaille en vertu d’un instinct de recréation (Nachbildungstrieb). Le poète crée, à partir de l’observation de la vie et de ses péripéties, un modèle idéal destiné au mime, chargé de lui donner vie. Le chapitre VIII analyse plus avant la relation dialectique qui se construit entre l’élément réaliste, incarné par le mime, et l’élément idéal, représenté par le poète. Le véritable drame doit reposer sur l’interaction du mime et du poète, sur l’unité de l’idéal et du réel. Wagner utilise ensuite ces bases théoriques pour approfondir sa critique du théâtre français, lequel se caractérise selon lui par un réalisme sans lien avec un quelconque idéal et aboutit logiquement au triomphe de la virtuosité gratuite. Le théâtre français se contente d’imiter le réel, ce qui est selon Wagner d’autant plus facile que la vie est elle-même devenue un spectacle : on ne trouve dans la civilisation française rien d’autre que du théâtre (au sens péjoratif du terme) et de la virtuosité, mais jamais de référence à l’idéal (la quête de l’idéal reste pour l’auteur l’apanage de l’esprit allemand). C’est par l’influence de cette civilisation française que s’explique (chapitre IX) le déclin du théâtre allemand, incapable de tirer profit de la renaissance opérée par Goethe et Schiller. Cette décadence du théâtre est symbolisée par les mélodrames (Rührstücke) d’August von Kotzebue, auteur dont l’assassinat par l’étudiant nationaliste Ludwig Sand est interprété par Wagner comme un geste salutaire – le compositeur en profite pour égratigner au passage deux écrivains d’origine juive, Ludwig Börne et Heinrich Heine, qui auraient cherché à ridiculiser cet acte.
Le chapitre X revient sur l’opposition entre les tentatives de faire revivre le théâtre allemand – avec un hommage à l’empereur Joseph II, instigateur en 1776 du premier théâtre national allemand – avant de fustiger une nouvelle fois l’influence néfaste de la France, qui se traduirait par une tyrannie de la mode, par le règne de l’utilitarisme et par l’omniprésence du spectre de la finance dans l’organisation des théâtres allemands. Le comble de cette déchéance est atteint selon Wagner lorsque le public allemand préfère au Guillaume Tell de Schiller et au Faust de Goethe les opéras homonymes de Rossini et de Gounod. Si Wagner reconnaît à l’ultime opéra de Rossini la réussite de quelques « pièces musicales d’une ravissante efficacité » (« bei vielen hinreißend wirkungsvollen Musikstücken », p. 90), l’œuvre de Gounod (lequel n’est pas cité nommément) est qualifiée de « sous-produit répugnant, d’une vulgarité douceâtre et d’une affèterie putassière » (« ein widerliches, süßlich gemeines, lorettenhaft affektirtes Machwerk », ibid.). Dans le chapitre XI, Wagner propose une définition, assurément marquée par la tradition protestante et par la philosophie kantienne, de ce qui est allemand : c’est pour lui « la chose que l’on pratique pour elle-même et pour la joie qu’elle procure ; à l’opposé, l’utilitarisme, c’est-à-dire le principe selon lequel une chose est pratiquée dans un but personnel, extérieur à la chose elle-même, s’est révélé étranger à l’esprit allemand » (« die Sache die man treibt, um ihrer selbst und der Freude an ihr willen treiben; wogegen das Nützlichkeitswesen, d.h. das Prinzip, nach welchem eine Sache des außerhalb liegenden persönlichen Zweckes wegen betrieben wird, sich als undeutsch herausstellte », p. 97). Le compositeur souligne ainsi la parenté qui unit l’esprit allemand et les principes fondamentaux de l’esthétique (il se réfère à Kant sans le citer) – ce qui ne manque pas de surprendre lorsqu’on sait avec quelle virulence il avait rejeté la notion d’ « art absolu » – c’est-à-dire l’art qui n’a d’autre fin que lui-même – dans les « écrits de Zurich ». C’est l’occasion pour lui de critiquer (chapitre XII) la volonté des institutions étatiques ou religieuses d’instrumentaliser l’école afin de servir leurs propres intérêts.
Dans les chapitres XIII-XV, Wagner définit l’État comme l’incarnation absolue d’un utilitarisme et d’une mécanisation de l’organisation sociale qui aboutissent à l’aliénation de l’homme. Il reproche alors à Frédéric II de Prusse, en qui il voit le fondateur de l’État allemand moderne, une profonde méconnaissance de l’esprit allemand, ce qui expliquerait que ses conceptions n’aient jamais pu s’imposer dans le sud de l’espace germanique (et donc en Bavière). En attaquant une figure emblématique de la mythologie prussienne, le compositeur marque ici ses distances par rapport à la politique hégémonique de Bismarck et des Hohenzollern, dont il vantait pourtant peu auparavant l’organisation militaire. Si Wagner ne croit pas en l’État, il fait en revanche une vibrante apologie de la royauté, qui trouve selon lui sa signification profonde dans la possibilité qu’a le roi d’accorder sa grâce (Begnadigung) dont le caractère purement gratuit se situe aux antipodes de l’utilitarisme : c’est en accordant des grâces que le roi s’élève au dessus du carcan de l’État inhumain et de ses lois inflexibles. Il devra ainsi, en vertu de ce pouvoir, constituer un « ordre » (Orden) destiné à remplacer l’aristocratie en appelant à ses côtés et en récompensant des citoyens qui se distinguent par leurs réalisations et par leur capacité à s’élever au-dessus de l’utilitarisme. Délivrés de toute activité mercantile et égoïste, les membres de ce nouvel ordre pourront se consacrer à des activités totalement désintéressées, l’art et la science en particulier. Le compositeur en revient finalement à sa préoccupation première et esquisse une utopie sociale dans laquelle le théâtre (financé exclusivement par la liste civile du roi) réaliserait la médiation entre ce nouvel « ordre » délivré de toute préoccupation matérielle et les besoins du peuple et de la bourgeoisie. Il insiste une nouvelle fois sur la nécessité d’une réforme des théâtres afin de poser les bases d’une nouvelle société.
L’objectif premier de l’essai Art allemand et Politique allemande, qui était d’infléchir la politique culturelle du roi Louis II, ne sera pas atteint – le roi ayant clairement pris ses distances par rapport aux propositions de Wagner. Quant au projet, évoqué dans le Journal de Cosima en janvier 1869, d’envoyer le texte à Mme Bismarck afin qu’elle influence son époux, il n’aboutira pas.
Jean-François CANDONI
03/08/2018
éditions numérisées | |
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genre | EssaiRecueil d'articles |
éditeur | J. J. Weber |
lieu d'édition | Leipzig |
années d'édition | 1868 |
nombre de pages | 112 |
langue originale | allemand |
reprise ultérieure | |
traductions | |
compositeur |