Lettre d'un bachelier ès-musique [I]. A un poète voyageur. Paris, janvier 1837
Télécharger le PDF de la notice
Quinze articles sont publiés par Liszt sous le titre Lettres d’un bachelier ès-musique, entre février 1837 et septembre 1841 dans plusieurs revues parisiennes. Rédigés sur le modèle des Lettres d’un voyageur de George Sand (à qui les deux premières Lettres d’un bachelier sont d’ailleurs adressées), ils abordent des sujets assez divers sur un ton très varié : du récit de voyage à la critique musicale en passant et par les réflexions sur la place de l’art dans la société, ils contiennent un grand nombre de passages autobiographiques et d’anecdotes personnelles, et de larges descriptions de paysages sur un ton souvent très lyrique.
La période de rédaction des lettres correspond globalement aux années de pèlerinage de Franz Liszt et Marie d’Agoult en Italie, durant lesquelles le pianiste termine la composition de son Album d’un voyageur (commencé dès 1835, et publié en 1842). Il débute aussi à cette époque l’écriture des pièces qui composeront le deuxième volume des Années de pèlerinage (publié en 1858), dont les fameux Sposalizio et Il Penseroso.
On ne connaît pas les raisons précises qui poussent Liszt à choisir le titre de Lettres d’un bachelier ès-musique, mais il est probable que tout en assumant le modèle sandien, il souhaite revendiquer la nouveauté de son application dans le domaine musical. Il est en effet inédit qu’un musicien écrive sur la musique, non pas d’un point de vue objectif en qualité de critique musical (comme le fait déjà Berlioz, par exemple), mais en développant au contraire les aspects subjectifs de son expérience. Le terme de « bachelier » peut quant à lui connoter l’aspect novice ou inexpérimenté de l’auteur, soulignant la nécessité de poursuivre son éducation, ce qui se fait notamment par le biais du voyage en Italie.
On retrouve dans les Lettres d’un bachelier les idées sur le rôle de l’art et la place de l’artiste dans la société qui sont chères à Liszt et Marie, et qui ont déjà été exprimées – sur un autre registre – dans la série d’articles sur la Situation des artistes en 1835. L’ensemble formé par les Lettres d’un bachelier est cependant plus volumineux que l’essai précédent. Rédigé et publié sur un temps plus long, il offre aussi une plus grande liberté dans la conduite du discours : sans restreindre son propos au domaine musical, Liszt évoque longuement ses émotions devant d’autres formes d’art (notamment la peinture, l’architecture et la sculpture), et réfléchit volontiers sur son développement personnel en tant qu’artiste. Les lettres sont également l’occasion de dresser un état des lieux de la situation musicale dans les différents lieux où il séjourne, en particulier en Italie (Milan, Venise, Gênes, Florence), mais aussi dans des régions plus germaniques (à Vienne, à Hambourg, et jusqu’à la cour du Danemark). De ce point de vue, Liszt s’inspire aussi des écrits d’Heinrich Heine (ses Tableaux de voyage sont publiés à Paris en 1834), qui est d’ailleurs le destinataire de la septième des Lettres d’un bachelier. C’est en effet l’autre nouveauté de cette seconde série d’articles signés par Liszt : la plupart des textes sont adressés à de proches amis, qu’ils soient musiciens (Hector Berlioz, Lambert Massart, Léon Kreutzer) ou non (Adolphe Pictet, Louis de Ronchaud, ou encore Joseph d’Ortigue).
Les Lettres d’un bachelier s’adressent d’abord à un public parisien, lettré et mélomane, au fait de l’actualité artistique de la capitale française et des derniers débats esthétiques qui s’y tiennent. Généralement écrites depuis l’étranger, ou du moins depuis un point de vue qui se tient volontairement en retrait de la vie parisienne, elles apportent sur les nombreux sujets qu’elles abordent une ouverture parfois contemplative, souvent d’ordre philosophique, et trouvent une certaine unité dans le retour de thèmes romantiques (le voyage, le génie, la fraternité entre les arts…).
En l’absence de sources manuscrites, il est délicat d’évaluer la participation de Marie d’Agoult à la rédaction. Si, comme le suggèrent certains indices dans la correspondance privée des amants, les trois premières lettres semblent le résultat d’un véritable travail d’écriture à quatre mains, il apparait en revanche que les deux lettres à Ronchaud, ainsi que les deux lettres publiées dans L’Artiste et les lettres sur le Persée de Benvenuto Cellini et sur la Sainte-Cécile de Raphaël sont presqu’exclusivement rédigées par Marie d’Agoult et seulement relues par Liszt, tandis que ce dernier aurait plus largement écrit les réponses à Heine et à Berlioz. Certains textes sont aussi tout simplement partagés : une lettre de Marie d’Agoult à Ferdinand Hiller le 20 avril 1838 laisse entendre que le début du texte sur La Scala est rédigé par Liszt, et qu’elle-même en écrit la fin. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des lettres est publié sous la signature de Liszt, qui en valide toujours le contenu.
Liszt forme dès 1839 le projet de publier un jour les Lettres d’un bachelier en recueil, « en y ajoutant plusieurs choses plus intimes, plus personnelles » (voir sa lettre du 28 août 1839 à Lambert Massart, dans Sämtliche Schriften, vol. I, p. 480), mais ce projet ne se réalise pas de son vivant, même si certaines des lettres paraissent déjà numérotées (III, IV et VII). Publiées séparément dans la presse, les Lettres d’un bachelier connaissent un retentissement important en France et à travers toute l’Europe : certaines sont diffusées du vivant de leur auteur en Allemagne, en Italie, mais aussi en Angleterre, en Hongrie et jusqu’en Russie, souvent avec un décalage très temporel important (plusieurs années après la première publication).
Résumé des lettres
Le premier texte publié avec la mention Lettres d’un bachelier ès-musique est adressé à George Sand sous l’expression « à un poète voyageur ». Il ne doit pas être confondu avec la Lettre d’un voyageur à M. George Sand (publiée par Liszt dès le 6 décembre 1835), qui constitue cependant une sorte précurseur à la série des Lettres d’un bachelier, tant elle est proche, par la formulation et les thèmes abordés, des premiers articles publiés sous ce titre. Rédigées de Paris et Chambéry en 1837, les trois premières lettres contiennent de nombreux passages autobiographiques : Liszt s’étend notamment sur son rapport avec la capitale française (première lettre) et sur l’importance du piano dans sa vie d’artiste (troisième lettre). Il développe ainsi dès 1837 une autocritique de ce que nous appellerions aujourd’hui la « virtuosité gratuite » à laquelle il a pu s’adonner dans sa jeunesse. Il élabore aussi, dès la première lettre, un plaidoyer pour l’écriture de préfaces explicatives à joindre aux œuvres musicales. Il aborde également la thématique de l’artiste-voyageur et raconte sa retraite dans le Berry chez George Sand (deuxième lettre).
Les trois lettres suivantes forment à leur tour un ensemble relativement cohérent, quoique chronologiquement bousculé, la sixième lettre étant publiée dix mois après sa rédaction (alors que le délai de publication moyen pour l’ensemble des lettres est de deux à trois mois). Ce délai ne nuit aucunement à la lisibilité du texte, dans la mesure où il s’agit d’une sorte de parenthèse hors du temps, constituée presqu’entièrement de la description romancée de la retraite du couple sur les rives du Lac de Côme. La quatrième lettre également adressée à Louis de Ronchaud propose des réflexions sur l’art et la religion, sur le génie et sur le romantisme de Chateaubriand, avant de s’attarder sur les descriptions de paysages alpestres et sur l’arrivée à Milan. La cinquième lettre, datée du 10 mars 1838, est centrée sur la Scala et l’état de la vie musicale en Italie.
La septième lettre est rédigée de Venise le 15 avril 1838, en réponse à la deuxième des « Lettres confidentielles » de Heine, écrite de Paris au printemps 1837 et publiée le 4 février 1838 dans la Revue et Gazette musicale de Paris. Avant de répondre point par point à Heine qui l’accuse d’être « un homme d’un caractère mal assis » quoique « noble, désintéressé et sans détour », et d’être un sectateur de Saint-Simon, de Ballanche puis de Lamennais, Liszt réfléchit sur la pratique de ces lettres publiques entre artistes, déplorant déjà ce que nous appellerions aujourd’hui l’usage du « buzz » : « C’est un des malheurs de notre temps que cette publicité donnée par la presse aux sentiments et aux pensées de la vie intime ; nous autres artistes nous avons le grand tort de nous juger les uns les autres […]. La plupart d’entre nous ne sont point trop fâchés d’une publicité qui, laudative ou critique, met au moins pour quelques jours leurs noms dans la circulation. »
La dernière des lettres publiées en 1838 ressemble davantage, dans le ton et la composition, aux premières lettres du bachelier, mais elle est considérablement plus développée. Après une ouverture sur le personnage du « musicien-voyageur », Liszt aborde dans cette huitième lettre les difficultés matérielles rencontrées pour l’organisation de concerts. Il évoque sa pratique de l’improvisation, occasion d’une réflexion sur le rapport de l’artiste au public, entre l’amusement des foules et le sérieux de l’art. Il raconte aussi un concert auquel il a assisté à Milan, les festivités autour du Carnaval, un rêve qu'il a fait autour du Wanderer de Schubert… Il ajoute enfin un très long post scriptum sur son séjour à Vienne où il a donné une série de concerts au bénéfice des inondés de Pest de mars 1838. Insistant sur les mérites de la programmation de la capitale autrichienne en comparaison à la vie musicale italienne dont il a déjà dressé un portrait très négatif, il mentionne les Lieder de Schubert (dont il termine une transcription pour piano seul, parue à Vienne en 1838).
Publiée en cinq livraisons durant l’été 1839, la neuvième lettre (1, 2, 3 , 4 et 5), sur Venise, est la plus longue des lettres du bachelier. Elle forme par rapport aux autres textes un ensemble plus homogène, et au style très littéraire, comprenant, outre quelques passages de critique musicale, de nombreuses descriptions de lieux et d’œuvres d’art. La dixième lettre contient d’âpres remarques sur la qualité de la vie musicale à Gênes, notamment sur l’exécution de la musique d’église, et sur les dilettantes (« mécènes des doubles-croches »). À Florence, Liszt raconte une visite de l’atelier du sculpteur Lorenzo Bartolini (1777-1850), auteur d’un buste de Liszt (terminé en 1839), à qui Liszt aurait souhaité confier la réalisation d’un monument consacré à Beethoven à Bonn. La sculpture reste au cœur de la onzième lettre qui compare les figures du Persée, de Cellini et de Berlioz, rappelant certains des articles sur la Situation des artistes.
Rédigée comme la précédente de Florence en novembre 1838, la douzième lettre est adressée à Maurice Schlesinger. Ce compte-rendu très désenchanté sur l’état de la musique en Italie, avec les critiques de plusieurs opéras et artistes italiens, porte surtout un regard distancié sur l’activité même du critique et sur l’ensemble des Lettres d’un bachelier. Liszt y fait référence à certaines des lettres précédentes pour réfléchir sur la qualité du style employé et sur le « programme » du journal pour lequel il écrit.
La treizième lettre, rédigée de Bologne en octobre 1838, est courte mais fameuse. Il s’agit de la description de la Sainte-Cécile de Raphaël, l’évocation de l’émotion ressentie devant cette toile offrant l’occasion de considérations sur la nature du génie (qui résiderait, selon une pensée très lisztienne, dans l’infinie possibilité de réappropriation). La thématique du génie traverse encore la quatorzième lettre, pourtant rédigée un an plus tard, en réponse à la lettre de Berlioz publiée le 11 août 1839. Situé assez en retrait de l’actualité musicale (la « mêlée »), Liszt réfléchit plutôt sur l’expérience de l’artiste vieillissant et sur la fréquentation des œuvres des génies (Dante, Beethoven), et raconte sa rencontre avec Ingres à Rome. La quinzième lettre est plus tardive : écrite presque deux ans après la précédente, elle raconte notamment le séjour de Liszt au festival de Hambourg en juillet 1841, puis son voyage jusqu’au Danemark et à Nonnenwerth (pour le premier de ses séjours d’été sur cette île avec Marie d’Agoult). On y lit un paragraphe très mélancolique sur les paysages du Rhin, et un développement sur les affinités entre la musique et l’architecture.
Céline CARENCO
12/01/2018
Pour aller plus loin
Outre l’édition scientifique franco-allemande de référence dont le texte établi par Reiner Kleinertez et commenté par Serge Gut sous la direction de Detlef Altenburg (Sämtliche Schriften, vol. 1), des traductions sont aujourd’hui accessibles en anglais, par Charles Suttoni (An Artist’s Journey. Lettres d’un bachelier ès musique 1835-1841, University of Chicago Press, Chicago et Londres, 1989), et par Anita R. Hall-Swadley (The Collected Writings of Franz Liszt, vol. 2, Essays and Letters of a Traveling Bachelor of Music, The Scarecrow Press, Plymouth, 2012).
url de la numérisation | https://archive.org/details/revueetgazettemu18374pari |
---|---|
genre | AutobiographieAutobiographie (Récit de voyage)Lettre |
périodique | Revue et gazette musicale de Paris |
paru dans | Revue et gazette musicale de Paris - 7 - 12/02/1837 |
page de début | 53 |
page de fin | 56 |
langue | français |
éditions scientifiques | Franz Liszt Sämtliche Schriften - volume 1 |
compositeur |