De la situation des artistes et de leur condition dans la société (Premier article)
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De la situation des artistes, et de leur condition dans la société constitue un ensemble de six articles publiés dans la Revue et Gazette musicale de Paris entre le 3 mai et le 11 octobre 1835. Un septième article est ajouté sous le titre « Encore quelques mots sur la subalternité des musiciens », dans le même journal, le 15 novembre 1835.
À 23 ans, Liszt signe ses premiers articles dans la presse française. Il est déjà célèbre auprès du public en tant que pianiste virtuose. Enfant prodige et coqueluche des salons dès son arrivée dans la capitale française en 1823, il a donné depuis de nombreux concerts à Paris, mais aussi dans de nombreuses villes de province, ainsi qu’en Angleterre et en Suisse. Il peine cependant à se détacher de son image de concertiste pour se faire connaître comme compositeur : son opéra Don Sanche n’a pas obtenu en 1825 le succès escompté, et dix ans plus tard, après la première exécution de sa Grande fantaisie symphonique pour piano et orchestre, son ami Berlioz explique encore qu'on lui reproche d'être « trop habile pianiste pour être bon compositeur » (Hector Berlioz, Journal des débats, 25 avril 1835, repris dans Critique Musicale, vol. II, p.127-133).
Par ces articles publiés en 1835, Liszt cherche donc à s’imposer comme artiste complet, au-delà du simple « musicien exécutant ». Liszt y apparaît d’ailleurs comme homme de lettres, chacun des textes étant étroitement tissé de citations et de références : de Pythagore à Victor Hugo en passant par Platon, Boèce, Francis Bacon, Corneille, La Rochefoucauld, Bossuet, La Bruyère, Voltaire, Rousseau, Schiller, Chateaubriand, Lamartine, Vigny… De nombreux passages de la Bible et des textes sacrés sont également cités. Mais l’inspiration, du point de vue des idées exposées, vient en fait de penseurs contemporains : Lammenais, Ballanche, et Saint-Simon surtout sont régulièrement convoqués, tout comme Joseph d’Ortigue en ce qui concerne la musique religieuse. Dans le climat de la société bourgeoise de Louis-Philippe, morose – du point de vue des artistes – suite aux espoirs déçus de la Révolution de 1830, Liszt dénonce ce qu’il appelle « la subalternité » des musiciens. Il met en lumière la précarité de leur condition, et en recherche les causes. Il dénonce aussi les torts des musiciens qui ne s’efforcent pas de jouer un rôle actif dans la société. Dépassant l’enjeu de la simple promotion de sa carrière – même si les publications régulières que constituent les articles sur la Situation des artistes ont aussi pour fonction de maintenir une présence lisztienne à Paris au moment de son exil en Suisse avec la comtesse d’Agoult – Liszt propose un certain nombre de réformes pour les institutions musicales françaises.
Les trois premiers articles construisent patiemment une longue introduction. Prenant pour point de départ la fameuse sentence des Caractères « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent », Liszt observe : « quoique tout soit soit dit, tout est à redire », car on ne peut être certain que « tout ait été entendu et compris » : « en politique comme en matière de philosophie et de beaux-arts, les plus simples notions ne sont encore qu’à peine soupçonnées par la foule ». Il s’agit donc, tout en restant humble, de s’adresser au plus grand nombre.
À partir de l’exemple de la place de la musique chez les Grecs, le deuxième article constate l’immense influence de la musique sur les sociétés antiques. S’appuyant ensuite sur l’entrée « Musicien » du Dictionnaire de musique de Rousseau, il présente la division des artistes en trois classes (les exécutants, les compositeurs et les professeurs), et propose une distinction ferme, sous le rapport moral, entre artiste (élevé) et artisan (caractérisé par la mesquinerie du « petit trafic quotidien »).
Le troisième article pose le constat de la subalternité des musiciens et soulève la question essentielle des causes de cet état de fait. À la fin de cette grande introduction, le ton se fait plus oratoire, à la manière d’un prédicateur : « Courage et espoir ! – Une nouvelle génération [d’artistes] marche et avance […], elle saura donner à l’art une haute et puissante impulsion. Faisons place à ces nouveaux envoyés ».
Beaucoup plus long que les trois premiers, le quatrième article commence par une allusion aux réactions qu’ont commencé de susciter les précédents textes. Il formule quelques objections pour y répondre, et présente ensuite, à l’appui de la démonstration, une série de portraits, de l’exécutant, du compositeur (il prend la figure de Berlioz pour exemple), puis, en quelques lignes seulement, du professeur. Il prédit enfin une révolution de l’art.
Le cinquième article constitue le cœur de l’édifice. Fortement appuyé sur les idées saint-simoniennes, ayant établi la puissance civilisatrice de l’art, il appelle de ses vœux un certain nombre de réformes dans diverses institutions musicales :
- Du Conservatoire : après avoir raconté l’opposition qu’il a rencontrée à son entrée au Conservatoire lors de son arrivée à Paris en 1823 (en raison du règlement qui s’opposait à l’admission d’élèves étrangers dans les classes), Liszt pointe les faiblesses de l’institution, accusant l’absence de « sentiment vrai, profond et passionné de l’art » chez les élèves comme chez les professeurs. Il demande notamment des programmes de concert plus riches et plus variés, incluant aussi des séances de musique de chambre, et l’instauration d’une classe de littérature et philosophie de la musique, ainsi que la publication d’une revue spécialisée. Il reproche à l’institution son immobilisme : il faut que le Conservatoire « imprime et dirige le mouvement, au lieu de le suivre et de se traîner à la remorque ».
- Des théâtres lyriques : Liszt critique assez violemment les choix des salles parisiennes en matière de programmation (pas assez de grands chefs-d’œuvres ni de créations audacieuses). On peut rapprocher les propositions qu’il fait ici des réalisations qu’il accomplira à la tête de l’orchestre du théâtre de Weimar dans les années 1850.
- Des sociétés philharmoniques : il s’agit des petits orchestres de provinces. À partir d’exemples concrets, Liszt explique la nécessité pour ces ensembles d’avoir des effectifs complets et d’organiser des répétitions régulières. Il propose de créer sur tout le territoire des écoles et des bibliothèques de musique, qui permettraient la diffusion de nombreuses revues spécialisées. Il estime enfin que l’ensemble de ces efforts doit être fédéré de manière centralisée, avec une réunion générale des sociétés philharmoniques (peut-être à l’occasion d’un concours musical) tous les cinq ou six ans.
- Des concerts : Liszt fait le constat que les programmes de concert sont généralement mauvais, et que dans les matinées ou soirées musicales la musique ne sert le plus souvent que de prétexte. Il explore ensuite les causes de cet état de fait : selon lui, trop d’obstacles se présentent à ceux qui veulent organiser un concert de qualité à Paris.
- De l’enseignement et de la critique : le ton se fait plus virulent pour dénoncer l’incompétence fréquente des individus exerçant dans ces domaines. Liszt propose que les professions de professeur et de critique musical soient réglementées, avec le passage obligatoire d’un examen donnant le droit d’exercer.
- De la musique religieuse : Liszt déplore le « beuglement stupide qui retentit sous la voûte des cathédrales », et propose une pétition pour une musique nouvelle « essentiellement religieuse, forte et agissante, cette musique qu’à défaut d’autre nom nous appellerons humanitaire » et qui « résumera […] le théatre et l’église ».
Le dernier article débute par un résumé de ce qui a été dit précédemment, insistant sur deux idées centrales : l’art et les artistes souffrent, et une grande mission religieuse et sociale est imposée aux artistes. Il soumet enfin, en guise de conclusion générale, huit requêtes : fondation d’un concours quinquennal de musique dans les principaux genres religieuse, dramatique et symphonique ; introduction de l’enseignement musical dans les écoles primaires ; réforme de la musique d’église à travers une réorganisation de la chapelle et une réforme du plain-chant ; assemblées générales régulières des sociétés philharmoniques ; création d’un nouveau théâtre lyrique, ainsi que de concerts et de séances de musique de chambre avec des programmes de qualité ; institution d’une école progressive de musique concurrente au conservatoire, qui se ramifierait dans les principales villes françaises ; création d’une chaire d’histoire et de philosophie de la musique ; publication d’une collection des partitions des grands maîtres, accessibles et commentées (« panthéon musical »).
La publication de cette série d’articles, que nous qualifierions aujourd’hui d’engagés, provoque d'assez vives réactions. On retiendra notamment le texte signé Germanus Lepic (pseudonyme de vraisemblablement Pierre Alexandre (Adolphe) Specht (1798-1874), selon les éditeurs de Sämtliche Schriften, vol. I, p. 565), intitulé « De l’éducation des musiciens » (Revue et Gazette musicale de Paris, 2, 42, 18/10/1835, p. 338-340), auquel Liszt apporte une réponse qui constitue un supplément à sa série (« Encore quelques mots sur la subalternité des musiciens », Revue et gazette musicale de Paris, 15/11/1835).
Les articles sur la situation des artistes ne sont pas réunis du vivant de Liszt en un volume en français. Ils sont traduits en allemand dans la première anthologie des écrits de Liszt, publiée par Lina Ramann à Leipzig au début des années 1880 (Gesammelte Schriften, vol. 2).
Céline CARENCO
30/08/2017
Pour aller plus loin
On consultera à profit l’article de Joseph-Marc Bailbé, « De Liszt à Berlioz : réflexions sur la condition de l’artiste-musicien », Romantisme, 17, 1987, p. 7-16.
On pourra également lire la traduction anglaise commentée du sixième article de la série : Ralph P. Locke, « Liszt on the Artist in Society », dans Franz Liszt and his World, Christopher H. Gibbs et Dana Gooley (éds.), Princeton University Press, 2006, p. 291-302.
Il faut enfin évoquer le débat qui a longtemps agité les études lisztiennes quant à la parternité de Liszt sur ses écrits. Il est certain que le français n’était pas sa langue maternelle, bien qu’il l’ait appris jeune et l’ait pratiqué ensuite toute sa vie. Il souffrait en tant qu’auteur d’une sorte de complexe d’infériorité, face à des écrivains qu’il estimait plus légitimes. Il a donc fait appel à des rédacteurs tout au long de sa carrière, pour l’aider dans son écriture. Marie d’Agoult qui l’accompagnait dans les années 1830 a ainsi rédigé une partie des textes sur la situation des artistes : il est probable qu’elle soit l’auteur des quatre premiers articles, les deux derniers et le supplément étant plus concrets dans leurs recommandations à propos de la vie musicale, et moins émaillés de références littéraires. Un fragment du manuscrit autographe du sixième article, écrit de la main de Liszt, est d’ailleurs conservé à Londres (British Library, Add.Ms.33965, ff.237-242). L’ensemble des articles de la série étant publiés sous la signature de Liszt, il est toutefois indéniable qu’il assumait leur contenu.
Sur ce sujet, on se réfèrera notamment aux travaux suivants :
Detlef Altenburg, « Die Schriften von Franz Liszt : Bemerkungen zu einem zentralen Problem des Liszt-Forschund », dans Gerhard Allroggen et Detlef Altenburg dir., Festschrift Arno Forchert zum 60. Geburstag, Kassel : Bärenreiter, 1986, p. 242-251.
Nicolas Dufetel, « Les écrits de Franz Liszt : quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques sur leur paternité et leur typologie », dans écrits de compositeurs, une autorité en question (xixe et xxe siècles), M. Duchesneau, V. Dufour et M.-H. Benoit-Otis (éds.), Paris : Vrin, 2013, p. 267-289.
Mária Eckhardt, « New Documents on Liszt as Author », The New Hungarian Quaterly 25, 95 (1984), p. 1-14, réédité dans Journal of American Liszt Society, 18 (1985), p. 52-66.
url de la numérisation | https://archive.org/details/gazettemusicaled18351pari |
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genre | Essai |
périodique | Gazette musicale de Paris |
paru dans | Gazette musicale de Paris - 18 - 03/05/1835 |
page de début | 154 |
page de fin | 155 |
langue | français |
éditions scientifiques | Franz Liszt Sämtliche Schriften - volume 1Franz Liszt. Artiste et société |
compositeur |