Juan Carlos Paz (1897-1972)
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Juan Carlos Paz, compositeur, pianiste, professeur, critique musical, conférencier et organisateur de concerts, figure de l’avant-garde musicale en Argentine pendant près de 40 ans, né en 1897 et mort en 1972 à Buenos Aires, fut aussi un écrivain prolifique. Son œuvre littéraire principale reste la vaste entreprise de ses Memorias, près de mille pages à propos de « tout ce qu’il m’est arrivé de penser » (Memorias I, p. 5), dont l’écriture l’occupa pendant les dix dernières années de sa vie, alors qu’il avait pratiquement cessé de composer. Mais, avec cette interminable série de petits essais, il ne faisait que prolonger ses trois livres d’histoire de la musique parus dans les années 1950 et, surtout, renouer avec le ton iconoclaste de ses tout premiers écrits, publiés à partir de 1920 dans des journaux anarchistes tels que La Protesta ou La Campana de palo.
Dans ces textes de jeunesse, Paz se livre à une mise en cause radicale des institutions et personnages du monde musical de Buenos Aires, par exemple dans « Reportaje grotesco en el palacio de nuestra crítica musical » [« Reportage grotesque au palais de notre critique musicale »], paru en octobre 1922. Il tâche également de se bâtir une généalogie internationale au sein de l’histoire de la musique, notamment en se réclamant de l’héritage de César Franck – Paz, francophile, suit des cours à la Schola Cantorum en 1924 – et en s’opposant à Richard Strauss. Par la même occasion, il devient un ennemi farouche du nationalisme musical argentin, qui à l’époque a des prétentions hégémoniques, et face auquel il soutiendra un universalisme identifié d’abord au modernisme de Stravinsky et du Groupe des Six, puis à l’École de Vienne.
Tout au long de sa carrière, Paz s’est servi de sa plume pour asseoir sa figure d’avant-gardiste au sein du milieu musical de Buenos Aires. La critique musicale, qu’il pratique avec un style aussi alerte qu’implacable, voire excessif tant son jugement peut être sévère, lui assure à plusieurs moments d’indispensables revenus (Paz n’a jamais eu de poste stable). Cependant, il n’aura jamais pu s’accommoder de ses routines, et de ce qu’il jugeait être ses compromissions. Le critique professionnel qu’il aurait pu devenir est illustré par la rubrique régulière que, pendant huit mois de l’année 1933, il tient dans le prestigieux journal Crítica. Au début des années 1940, il devient un collaborateur (assez) régulier du journal antifasciste Argentina libre. Il y engage en 1942 une violente polémique avec Alberto Ginastera, compositeur vingt ans plus jeune que lui qui, fidèle à l’esthétique nationaliste et féru de Béla Bartók, vient d’évoquer le tango dans une œuvre symphonique. Ce sont ainsi deux conceptions de la musique du vingtième siècle qui s’affrontent dans l’arène de la presse de Buenos Aires.
Par la suite, les écrits de Paz sont une manière de défendre son esthétique et celle de son groupe de disciples et amis, rassemblés dans l’Agrupación Nueva Música, qu’il fonde en 1950. À ce stade, cela fait de longues années – depuis la Primera composición dodecafónica de 1934 – qu’il pratique et promeut la technique des douze sons, apprise en autodidacte. Il a même écrit, en 1938, deux lettres à Arnold Schönberg que la pianiste exilée Sofía Knoll a traduites en allemand, et qui sont restées sans réponse. Qu’à cela ne tienne, sa correspondance avec des figures de l’avant-garde musicale – René Leibowitz, Ernst Krenek, Henry Cowell, Aaron Copland, Luigi Dallapiccola, Pierre Boulez, entre autres – fait partie de plein droit de son œuvre écrite, tout en contribuant à l’insérer dans les réseaux internationaux de la musique contemporaine, témoin en 1958 l’interprétation de ses Transformaciones canónicas au Domaine Musical.
Ce sont toutefois ses livres qui vont achever de faire de l’écrit une partie essentielle de son œuvre. Sa première tentative est consacrée, un peu logiquement, au créateur du dodécaphonisme, et s’intitule Arnold Schönberg o el fin de la era tonal [Arnold Schönberg ou la fin de l’ère tonale]. Le manuscrit est prêt dès 1949 pour une publication en allemand que lui a promise Hermann Scherchen lors d’une visite à Buenos Aires, et qui n’aboutira jamais ; le livre ne paraît qu’en 1958, en espagnol. Il jouera un rôle important dans la diffusion de l’atonalisme et du dodécaphonisme en Argentine et dans d’autres pays hispanophones, un peu à l’image des ouvrages en français de René Leibowitz, que Paz vénérait sans l’avoir jamais rencontré, et qu’à l’occasion il aidera à faire traduire à Buenos Aires.
En 1952, suite à une commande de l’éditeur Fondo de Cultura Económica, Paz a publié un petit livre intitulé La música en los Estados Unidos [La musique aux Etats-Unis]. C’est un panorama de la musique savante états-unienne construit autour des figures de Charles Ives – le maverick du Nouveau Monde avec lequel il s’identifie –, de Henry Cowell et, dans une moindre mesure, de John Cage ; il y attaque violemment George Gershwin et la musique « folklorisante », tout comme la « musique populaire » en général, et dénonce sans pitié les « concessions » d’Aaron Copland, qu’il avait rencontré à Buenos Aires en 1941, et qui l’avait déçu en prenant parti pour son rival Ginastera.
Ces premières expériences poussent Paz à rédiger son Introducción a la música de nuestro tiempo [Introduction à la musique de notre temps],un ouvrage paru pour la première fois en 1955, que l’on connaît surtout par sa deuxième édition de 1971, révisée et élargie, restée une référence en espagnol. Sous cette forme définitive, il s’agit d’un gros livre sur la musique du vingtième siècle qui frappe d’abord par la quantité des informations recueillies, ce qui est tout sauf banal lorsqu’on écrit depuis une ville « périphérique » comme Buenos Aires. Paz y déploie une histoire qui, à partir de Debussy, Stravinsky et Schönberg, tisse un récit épique autour de l’« émancipation de la dissonance », pour s’achever en points de suspension sur l’éloge de la « musique ouverte » et autres musiques expérimentales et/ou « irrationnelles ». Son ambition internationaliste et totalisatrice est certes limitée –seuls les compositeurs d’Europe et des Amériques sont évoqués, plus trois pages sur le Japon –, et son mépris pour les musiques « non savantes » est aussi radical que sous-entendu. Le livre représente toutefois une extension originale de la carte canonique des avant-gardes musicales, qui donne d’ailleurs à Paz l’occasion de régler ses comptes avec ses collègues nationalistes et « conservateurs » de tout le continent, ainsi que de s’ériger en critique alerte et intelligent des expérimentations les plus diverses.
Esteban BUCH
07/10/2018
Pour aller plus loin
Jacobo Romano, Vidas de Paz, Buenos Aires, GAI, 1976.
Michelle Tabor, «Juan Carlos Paz: A Latin American Supporter of the International Avant-Garde», Latin American Music Review / Revista de Música Latinoamericana, vol. 9, no2, automne-hiver 1988, p. 207-232.
Esteban Buch, «L’avant-garde musicale à Buenos Aires: Paz contra Ginastera », Circuit : Musiques contemporaines, vol. 17, no 2, 2007, p. 11-32.
Omar Corrado, Vanguardias al Sur : La música de Juan Carlos Paz : Buenos Aires, 1897-1972. La Havane, Fondo Editorial Casa de las Américas, 2010. [L'ouvrage contient une bibliographie détaillée des écrits de Paz]
Camila Juárez, «Juan Carlos Paz: Anarquismo y vanguardia musical en los años veinte», Instantes y azares – Escrituras Nietzscheanas, vol. 10, no8, printemps 2010, http://www.instantesyazares.blogspot.com.
prénom | Juan Carlos |
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nom | Paz |
année de naissance | 1897 |
année de décès | 1972 |
identique à | http://data.bnf.fr/13749805/juan_carlos_paz/ |