Elliott Carter (1908-2012)
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Les écrits d’Elliott Carter constituent une somme de plus de cent textes comprenant un large éventail de notes de programmes, de comptes rendus de concerts et de commentaires sur la vie et les institutions musicales américaines ou européennes, ainsi que des articles sur les compositeurs avec lesquels il s’est senti en connivence musicale et intellectuelle. Ils contiennent aussi quelques textes sur certaines de ses partitions et, surtout, quelques écrits théoriques et esthétiques fondamentaux. Aux deux importantes anthologies (de plus de cinquante textes chacune) en anglais, supervisées par le compositeur (Else Stone et Kurt Stone (éd.),The Writings of Elliott Carter et Jonathan W. Bernard (éd.), Collected essays and Lectures, 1937-1995), s’ajoute un recueil de seize textes, traduits en français (Philippe Albèra et Vincent Barras (éd.), La dimension du temps).
Les premiers articles d’Elliott Carter remontent à 1937. Il réside à New York et doit gagner sa vie dans une Amérique encore profondément marquée par la Grande Dépression et ses effets dévastateurs sur les courants artistiques avant-gardistes. Il se voit contraint à une activité de critique musical peu valorisée à l’époque. Sa collaboration avec la revue Modern Music, éditée par Minna Lederman, s’avère enrichissante et souvent stimulante. S’il doit écrire sur des opéras, des ballets, du cinéma, du théâtre ou sur d’autres sujets parfois éloignés de ses préoccupations de compositeur, il se voit aussi confier des comptes rendus de concerts de musique moderne à New York, mais aussi à Boston, Philadelphie et Washington, D. C. Il n’a pas encore composé d’œuvres majeures ni trouvé une voie véritablement personnelle, mais il possède un bagage musical et intellectuel exceptionnel et une fine connaissance des productions majeures de la modernité qui lui permettent d’analyser et de diagnostiquer la situation de la création musicale contemporaine avec une grande acuité.
Au début des années 1940, Carter abandonne son travail de critique régulier pour une charge d’enseignement au St. John’s College d’Annapolis, puis pour un travail de consultant musical au Bureau d’information sur la guerre. Il est de retour à New York en 1945. Sa pensée musicale est dans une phase de maturation intense des concepts sur lesquels va reposer sa musique pour les décennies à venir. Dès lors, ses écrits se concentrent sur les domaines et les sujets qui nourrissent sa propre réflexion. Il se montre sévère envers la politique culturelle de son pays et, dans un contexte difficile où les œuvres originales et novatrices sont marginalisées, il apporte son soutien aux rares organisations et à leurs chefs de file qui font preuve d’audace comme les Contemporary Concerts de Mark Brunswick, Roger Sessions et Eduard Steuermann. Dans l’article « Stravinsky and Other Moderns in 1940 » [Stravinsky et autres modernes en 1940] (1940), il les décrit comme « un front de défense déterminée […] et ultime de la musique moderne. » Carter rendra d’ailleurs hommage, par des articles conséquents, à ces compositeurs américains qui ont joué un rôle précieux dans le développement de la musique moderne américaine : « Walter Piston » (1946), « Eduard Steuermann » (1966) « Roger Sessions; Violon Concerto » (1959) et « In Memoriam: Roger Sessions, 1896-1985 » (1985/1995) sans oublier « In Memoriam; Stefan Wolpe, 1903-1972 » (1972).
À partir du succès européen retentissant de son Quatuor à cordes n° 1 (1951), qui le propulse sur la scène européenne, Carter ne ressent plus la nécessité d’une confrontation avec ses pairs, voire ses modèles, comme en témoignait le célèbre article « The Case of Mr Ives » [Le cas de Monsieur Ives], paru en 1939 dans Modern Music — une critique sévère de la Sonate « Concord » qui prend la forme d’un meurtre symbolique du père spirituel, Charles Ives. Celui que l’on considère comme le pionnier de la musique américaine moderne, et à qui Carter doit tant, sera réhabilité et loué, dès 1944, avec l’article « Ives Today: His Vision and Challenge » [Ives aujourd’hui : sa vision et son défi], puis avec trois autres textes majeurs en 1946, 1974 et 1975.
Bâtisseur patient mais acharné d’un monumental édifice musical, Carter devient un compositeur accompli dont la notoriété et la respectabilité grandissante dans les milieux internationaux donnent à sa pensée une forme d’autorité, voire de sagesse. Les écrits éliminent de plus en plus les textes de commande au profit de ceux lui permettant de développer et de faire connaitre non seulement ses concepts, mais également son point de vue sur les tendances et les évolutions de la création musicale américaine. Tel est le cas, dans les années 1950 de l’article « To Be a Composer in America » [« Être un compositeur en Amérique » ] (1953) dans lequel il exprime, entre autres, le devoir que lui-même et ses confrères américains auraient de faire connaitre et d’expliquer leurs idées musicales, ou de l’article essentiel « The Rhythmic Basis of American Music » (1955) [« La base rythmique de la musique américaine »] dans lequel il inscrit sa pensée rythmique (et surtout polyrythmique) dans un large panorama américano-européen où se détachent la proximité conceptuelle avec Conlon Nancarrow et l’influence déterminante des apports de Ives.
Les écrits de la maturité sur la musique américaine sont ceux d’un artiste profondément convaincu que son pays doit se doter d’une musique savante fondée sur de solides concepts (et non plus sur ce que l’on pourrait appeler une « américanité de surface ») pour parvenir à s’émanciper de la musique européenne, comme avaient tenté de le faire les ultramodernes dans les années 1920. Les textes de Carter n’en montrent pas moins une grande capacité à absorber les idées des illustres compositeurs immigrés tels que Schönberg, Stravinsky, Bartók ou Hindemith, auxquels il ne consacre pas de textes spécifique (exception faite de Stravinsky) mais il se réfère dans plusieurs de ses écrits.
S’il y a confrontation artistique avec ces compositeurs et avec les autres européens (notamment les Viennois, dont il loue les œuvres de la période de l’atonalité libre), elle se situe au niveau des concepts, du style, de l’esthétique et non pas dans un combat idéologique. Il n’est pas question pour lui d’alimenter la vaine guerre de tranchée entre les partisans de Stravinsky et ceux de Schönberg, mais de nourrir sa pensée musicale en opérant sa propre synthèse des apports de ces deux figures majeures du modernisme musical du XXe siècle. En fait, que ce soit au sujet des géants européennes exilés aux États-Unis ou d’autres compositeurs, américains ou non, Carter aurait pu faire sienne la phrase de Michel Butor : « ce n’est pas moi qui parle de Baudelaire, c’est Baudelaire qui parle de moi ». Ainsi, des articles comme, entre autres, « The Three Late Sonatas of Debussy » [Les trois dernières sonates de Debussy] de 1959, « On Edgard Varèse » [À propos d’Edgar Varèse] (1979), « Charles Ives Remembered » [Souvenirs de Charles Ives] (1974) ou encore les deux textes sur la musique de Petrassi « Goffredo Petrassi: Two essays » [Goffredo Petrassi : deux essais], (1960 et 1986) nous en apprennent autant sur sa pensée musicale que sur celle des compositeurs qu’il étudie.
Carter n’en est pas moins un farouche défenseur d’une modernité ambitieuse s’appuyant sur un héritage constitué des idées visionnaires des ultramodernes américains, de Charles Ives et de Schönberg qu’il analyse sans complaisance avec une rare perspicacité comme dans l’article « Expressionism and American Music » [L’expressionnisme et la musique américaine] (1972). S’il est loin de se laisser tenter par le sérialisme post-webernien et encore moins par la musique électroacoustique de ses jeunes confères officiant à Donaueschingen ou à Darmstadt, ses comptes rendus des festivals de musique contemporaine européens des années 1960 témoignent du vif et sincère intérêt qu’il porte à ces nouvelles tendances et de sa capacité à en reconnaitre les apports aussi bien qu’à en déceler les limites ou les dérives. Ainsi, dans l’article « Letter from Europe » [Lettre d’Europe] (1963), il affirme que l’excès de formalisation du sérialisme intégral produit le même résultat que l’excès ou la systématisation des méthodes aléatoires. Dans les deux cas les procédés sont utilisés au détriment de la valeur artistique de l’œuvre.
On peut regretter que Carter n’ait pas produit davantage d’écrits théoriques sur sa pensée musicale, aussi riche que complexe. C’est dire l’importance des textes « The Time Dimension in Music » [La dimension du temps] (1965), « The Orchestral Composer’s Point of View » Le point de vue du compositeur pour orchestre] (1970) et «Music of the Time Screen » [La musique et l’écran du temps] (1976) qui, comme les titres de deux d’entre eux le suggèrent, concernent son approche du temps musical fondée sur des strates rythmiques indépendantes. Mais ses textes majeurs abordent également le langage harmonique. Y sont succinctement abordées les grandes œuvres des années 1950-1960 comme les Variations pour Orchestre, les Quatuors à cordes n° 1 (1951) et n° 2 (1959), la pièce pour timbales Canaries (1950), le Concerto pour piano (1965), ou encore le Concerto pour orchestre (1969).
À partir des années 1970, les commandes d’œuvres se faisant plus nombreuses, les écrits de Carter se font plus rares sans pour autant cesser. À partir de la décennie suivante, et ceci jusqu’à son dernier souffle trente ans plus tard, la production musicale de Carter va s’accélérer et s’intensifier. Il n’écrit plus de longs textes mais, le plus souvent, de courtes notes de programme accompagnant l’édition d’une partition ou d’un enregistrement. C’est donc dans les nombreux entretiens qu’il a acceptés généreusement de donner (dont plusieurs ont été édités), ou encore dans les documentaires qui lui sont consacrés, qu’il faut chercher ce que les derniers écrits ne délivrent que très partiellement.
Max NOUBEL
06/09/2019
Bibliographie complémentaire :
Éditions françaises séparées :
Carter, Elliott, « La base rythmique de la musique américaine, traduit de l’anglais par Jacques Demierre, Musiques Nord-Américaines, Contrechamps, n° 6, avril 1986, p. 105-111 [voir les références de l’édition originale en anglais supra dans Anthologie : La Dimension du temps].
Carter, Elliott, « La musique et l’écran du temps », traduit de l’anglais par Stéphane Goldet, « Dossier Elliott Carter », Entretemps n° 4, juin 1987, p. 97-111 [voir les références de l’édition originale en anglais supra dans Anthologie : La Dimension du temps].
Entretiens traduits en français :
Edwards, Allen, Rosen, Charles et Holliger, Heinz, Entretiens avec Elliott Carter, traduit de l’anglais par Suzanne Rollier, Carlo Russi et de l’allemand par Daniel Haefliger, Genève, Contrechamps, 1992.
prénom | Elliott |
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nom | Carter |
année de naissance | 1908 |
année de décès | 2012 |
identique à | http://data.bnf.fr/13892212/elliott_carter/ |
Publications (4)
4 résultats
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Anthologie / Correspondance Elliott Carter (1908-2012) - La Dimension du temps. Seize essais sur la musique
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Anthologie / Correspondance Elliott Carter (1908-2012) - Elliott Carter, Collected Essays and Lectures, 1937-1995
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Anthologie / Correspondance Elliott Carter (1908-2012) - The Writings of Elliott Carter: an American Composer looks at Modern Music