Le Langage musical
Télécharger le PDF de la notice
Publié en 1993, soit deux ans après l’Essai sur Beethoven, Le Langage musical occupe une place singulière dans le paysage des écrits de Boucourechliev. Il s’agit en effet du seul ouvrage du compositeur qui ne soit pas consacré à une grande figure de l’histoire de la musique (exception faite du recueil d’articles Dire la musique, de 1995).
Singulier, le livre l’est aussi par son sujet, à la fois vaste, complexe et ambitieux. Qu’est-ce que le « langage musical », comment s’incarne-t-il dans les genres et les œuvres de la musique occidentale, et comment évolue-t-il à travers le temps ? Telles sont les principales questions auxquelles Boucourechliev se propose de répondre en un peu moins de deux cents pages. Plus que quiconque, Boucourechliev est conscient du caractère « périlleux, certains diront prétentieux » (p. 7) de l’entreprise ; mais s’il entend la mener à son terme, c’est parce qu’elle lui semble plus que jamais nécessaire. Il s’agit en effet de répondre à une carence, de combler un vide bibliographique ; car si l’on ne compte plus les ouvrages consacrés à la musique, du langage musical en revanche, « personne ne parle » (p. 7).
Comme pour exorciser la complexité et la vastitude de son sujet, Boucourechliev se montre particulièrement attentif à la clarté de la structure. Il livre un ouvrage puissamment architecturé, selon une trajectoire qui, très grossièrement, mène le lecteur du général au particulier, et de considérations techniques à des considérations historiques.
Dans un premier chapitre intitulé « Le langage musical », Boucourechliev entreprend de répondre à d’importantes – et redoutables – questions esthétiques. La musique est-elle un « langage » ? Et si elle l’est, en quoi diffère-t-elle des langues naturelles ? Véhicule-t-elle, comme ces dernières, des significations ? Des sentiments ? Et quels sont ses rapports avec la parole ? Les éclaircissements liminaires effectués, Boucourechliev peut alors proposer une définition de la musique comme « système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore » (p. 21). C’est à l’explicitation de cette définition qu’est dédiée la suite du chapitre. Y sont tour à tour abordées la question de la différence, celle du rythme, celle du fonctionnement de la musique dans le temps court (celui des syntaxes impliquées par le système tonal ou sériel) et le temps long (celui de la forme), celles, enfin, de la transmission de la musique par l’interprète et de sa réception par l’auditeur.
« Du langage à l’œuvre » : davantage qu’un titre, l’intitulé du second chapitre est un programme. Il s’agit, pour Boucourechliev, d’étudier la manière dont les compositeurs ont pu tirer parti, dans leurs œuvres et chacun à leur manière, du système de différences en quoi consiste le langage musical. Cette exploration prend la forme d’un parcours des grands genres de la musique occidentale de tradition écrite – l’opéra, la symphonie, le lied, le quatuor, le thème et variations. De nombreuses analyses d’extraits d’œuvres, choisis autant pour leur caractère exemplaire que pour l’amour que leur porte Boucourechliev, émaillent ce tour d’horizon qui, sans elles, resterait abstrait. Le chapitre se clôt sur une stimulante analyse de Cloches à travers les feuilles, menée, comme pour mieux souligner la modernité de Debussy, à partir de catégories développées par… Karlheinz Stockhausen.
Enfin, c’est une série de « points d’ancrages » – titre du troisième et dernier chapitre – que Boucourechliev nous propose à la fin de son livre. L’enjeu est de réinscrire la question du langage et des stratégies d’élaboration des œuvres sur la trame, complexe et mouvante, de l’histoire musicale. Le lecteur est alors invité à suivre l’auteur tout au long d’un parcours d’une soixantaine de pages, qui le mène du plain-chant à l’œuvre de Webern. Boucourechliev, cela va de soi, ne prétend aucunement à l’exhaustivité. Son objectif est plutôt de fournir au mélomane des repères essentiels, susceptibles de lui permettre de s’orienter au sein d’un dédale que la multiplication des enregistrements rend toujours plus labyrinthique. Pour autant, ce dernier chapitre n’a rien d’un digest d’histoires de la musique plus encyclopédiques. Ici comme ailleurs, Boucourechliev ne renie rien de sa subjectivité, de ses goûts et de ses dégoûts : plus qu’une histoire, c’est son histoire de la musique qu’il nous livre.
Ouvrage de la maturité, Le Langage musical est un livre ambitieux et passionnant, qui, s’il est très personnel, n’en porte pas moins la marque d’influences importantes (celle de Boris de Schloezer, le « maître à penser » de Boucourechliev, mais aussi de Roland Barthes, André Souris, Nicolas Ruwet…) On ne sera pas surpris d’y retrouver un certain nombre d’idées chères à l’ « écrivain de musique » : la nécessaire distinction entre vie et œuvre, le sens de la musique comme sens immanent, la prépondérance du rythme, « puissance fondatrice du temps musical » (p. 33), le refus d’une histoire musicale conçue comme un progrès, etc. Il faut enfin saluer la limpidité de l’écriture, la qualité de la vulgarisation, le souci constant de l’accompagnement du néophyte – Boucourechliev allant jusqu’à conclure, non sans humour, une section complexe consacrée aux théories de Stockhausen par un « ABSTRACT (ad usum delfini) » (p. 118), dans lequel il use d'une langue très simple pour résumer les idées exposées par son confrère allemand dans le dense et complexe article "...wie die Zeit vergeht..." (1957). Cette ambition pédagogique, qui contraste avec le caractère volontiers technique, voire abscons, de nombre d’écrits de compositeurs, n’est pas le moindre mérite de ce beau livre.
François BALANCHE
04/01/2024
genre | AnalyseEssai |
---|---|
éditeur | Fayard |
lieu d'édition | Paris |
années d'édition | 1993 |
nombre de pages | 186 |
langue originale | français |
compositeur |