Poétique musicale : sous forme de 6 leçons
Télécharger le PDF de la notice
Le texte de la Poétique musicale a été rédigé en 1939 pour répondre à une demande faite à Stravinski par l’Université de Harvard de présenter des conférences dans le cadre de la Chaire de Poétique ‘Charles Eliot Norton’, confiée pour la première fois à un musicien, au cours de l’année académique 1939-1940. Cette commande coïncide pour le compositeur avec une époque douloureuse de sa vie : il doit affronter le triple deuil de sa fille, de son épouse et de sa mère, et lui-même malade est alors en exil au Sanatorium de Sancellemoz. Son engagement à Harvard marquera aussi son exil définitif aux Etats-Unis.
Devant la tâche littéraire qui l’attend, Stravinski commence par demander à son ami Pierre Souvtchinski (1892-1985) d’esquisser le plan des leçons. À quelques détails près, le contenu définitif de l’ouvrage est fixé rapidement : il comprendra six leçons dont la première s’intitule « Prise de contact », et les cinq suivantes dans l’ordre : « Du phénomène musical », « De la composition musicale », « Typologie musicale », « Les Avatars de la musique russe » et « De l’exécution », avant de conclure par un « épilogue ». Après le travail commun de mise au point du plan et du contenu des conférences en avril 1939, Souvtchinski propose à Stravinski de poursuivre le travail avec Roland-Manuel (Roland Alexis Manuel Lévy, 1891-1966) qui prendra en charge la rédaction du texte en français en mai et juin 1939.
Il est bien connu que Stravinski a souvent fait appel à des collaborateurs pour l’aider à rédiger ses textes, sans que l’on n’ait pu toujours déterminer le rôle de chacun. Dans son article du début des années 1980 intitulé « Roland-Manuel and La Poétique musicale », Craft avait réduit de manière un peu lapidaire le rôle de Stravinsky dans ce travail. Au début des années 2000, de nouveaux documents sont apparus qui ont permis de revoir fondamentalement le rôle de chacun de sorte qu’avec la Poétique musicale, on se trouve certainement aujourd’hui devant le cas le mieux documenté pour comprendre le rôle des collaborateurs du compositeur. En effet, de nombreux états du texte sont conservés. Trois ensembles de documents permettent de comprendre la genèse de la Poétique : un plan manuscrit (3 feuillets) de la main de Pierre Souvtchinski en français avec quelques mots en russe (Collection E. Humbertclaude), un développement de ce plan de la main de Stravinski (19 feuillets) en français et en russe conservé à la Fondation Sacher (Bâle), un ensemble de six dossiers des brouillons des six leçons de la Poétique en français de la main de Roland-Manuel, également conservés à Bâle. Tous ces documents tendent à montrer clairement la genèse rédactionnelle du texte. Au delà de l’imposture que recouvre le terme quelque peu abusif de « Ghostwriters », il faut plutôt voir dans ces échanges un subtil travail d’élaboration collective. Du point de vue génétique, on voit donc autour de la rédaction du texte une triangulation permanente où Souvtchinski donne la structure et l’énoncé des idées principales, et Stravinski – vecteur oral – est au cœur du processus en développant le contenu pour le transmettre à Roland-Manuel qui agit comme rédacteur et insuffle au texte sa tenue et sa portée idéologique et esthétique. Le point final revient aussi à chacun, comme en atteste la correspondance, puisque chacun, relit, corrige et valide.
Sur le plan du contenu, il faut reconnaître que quelques notions sont néanmoins directement liées à la personnalité de l’un ou l’autre auteur. Ainsi la question du temps en musique préoccupe Souvtchinski depuis longtemps et dans la Poétique, on retrouve mot pour mot les termes de temps psychologique et temps ontologique tels que Souvtchinski les utilise dans son article « La Notion de temps et la musique » paru dans la Revue musicale de mai-juin 1939. De manière générale, les questions abstraites qui touchent à la « spéculation musicale », à « la recherche de l’Un à travers le multiple », au « monisme créateur » sont redevables à Souvtchinski. D’autres idées sont plus typiquement stravinskiennes ou déjà évoquées dans ses précédents textes : l’écoute, la critique, l’avant-garde, les « hautes mathématiques musicales », la spéculation, la technique, l’artisanat, l’art, l’inspiration, la personnalité, l’individualité, ou encore le goût. Certaines idées relatives à l’ordre en musique, au style, à la description des processus compositionnels, au « modernisme », à l’autonomie de la musique, à l’opposition entre interprète et exécutant, sont autant de leitmotive de Stravinski depuis les années vingt. D’autres trouvent leur origine dans ses échanges réguliers avec certains amis comme Charles-Albert Cingria auquel il emprunte par exemple la notion de « pompiérisme ». Il faut encore préciser que c’est Souvtchinski qui a intégralement rédigé le brouillon de la cinquième leçon, ensuite traduite en français par Soulima Stravinski, le fis cadet du compositeur, avant d’être revue par Roland-Manuel. Cette cinquième leçon est une attaque virulente contre la politique musicale en Union Soviétique.
La première édition est publiée à Harvard, en français, en 1942. Une seconde édition en français voit le jour en 1945 mais sans la cinquième leçon dédiée à la musique russe, certainement par crainte de la censure dans un contexte politique tout différent de celui de l’hiver 1940 puisque l’URSS s’était entre-temps retrouvée dans le camp des Alliés. Une édition en anglais paraît à Harvard en 1947, avec une préface de Darius Milhaud. L’ouvrage sera ensuite progressivement traduit dans un grand nombre de langues.
Valérie Dufour
18/02/2020
Pour aller plus loin :
- Igor Stravinsky, Poétique musicale, Harvard, Harvard University Press, 1942 ; nouvelle éd. établie, présentée et annotée par Myriam Soumagnac, Paris, Flammarion, 2000 et rééd. 2011.
- Igor Stravinsky, Poetics of Music, préface de Darius Milhaud, Harvard, Harvard University Press, 1947.
- Robert Craft, « Roland-Manuel and the Poetics of Music », Perspectives of New Music, XXI (1-2), 1982-83, p. 487-505, revu sous le titre « Roland-Manuel and La Poétique musicale » in Stravinsky : Selected Correspondence, éd. Robert Craft, vol. 2, New York, A. Knopf, 1984, p. 503-517.
- Siegfried Mauser, « Strawinskys Musikalische Poetik und Hanslicks Vom Musikalisch-Schönen », Musik-Konzepte, 34/35 (janvier 1984), p. 89-98.
- Maureen Carr, Multiple Masks. Neoclassicism in Stravinsky’s Works on Greek Subjects, Lincoln, University of Nebraska Press, 2002.
- Valérie Dufour, « La Poétique musicale de Stravinsky : un manuscrit inédit de Pierre Souvtchinsky », Revue de musicologie (France), tome 89/2 (2003), p. 373-392.
- Svetlana Savenko, « Muzikalnaia poetika Stravinskogo : k istorii sozdania » in Stravinskii v kontekste vremeni i mesta, Moscou, Publications du conservatoire Tchaïkovski, volume 57, 2006, p. 186-203.
- Valérie Dufour, « Strawinsky vers Souvtchinsky : Thèmes et variations sur la Poétique musicale », Mitteilungen der Paul Sacher Stiftung (Suisse), n°17, mars 2004, p. 17-23.
- Valérie Dufour, « The Poétique musicale : A Counterpoint in Three Voices » (traduit par T. Levitz et B. Behrmann), in Tamara Levitz (dir. sc.), Stravinsky and His World, Princeton, Princeton University Press, 2013, p. 225-254.
- Igor Stravinsky, Confidences sur la musique. Propos recueillis (1912-1939). Textes et entretiens choisis, édités et annotés par Valérie Dufour, Arles, Actes Sud, 2013.
- Richard Taruskin, « Stravinsky’s Poetics and Russian Music », in Russian Music at Home and Abraod, Oakland, University of California Press, 2016.
- Valérie Dufour, art. « Poétique musicale », dans Peter O’Hagan et Edward Campbell (eds), The Stravinsky Encyclopedia, Cambridge University Press, 2020, sous presse.
genre | EssaiTraité |
---|---|
éditeur | Harvard University Press |
lieu d'édition | Cambridge (Mass.) |
années d'édition | 1942 |
nombre de pages | 95 |
langue originale | français |
traductions | |
compositeur |