Parlons...musique
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Parlons…musique de Rodolphe Mathieu fut publié chez Albert Lévesque, à Montréal, en 1932, dans la collection « Les Jugements ». Être édité chez Lévesque n’était pas anodin. L’un des premiers éditeurs professionnels indépendants, Albert Lévesque fonde à Montréal une maison d’édition littéraire en 1928 visant essentiellement à faire connaître la production canadienne-française. Il y développe plusieurs collections dont celles vouées à la critique : « Documents artistiques » et « Les Jugements ». Il fait paraître entre 1930 et 1933 quatre anthologies musicales aux propos diamétralement opposés : deux sont écrites par des auteurs aux idées personnelles et modernes : Léo-Pol Morin, Papiers de musique (1930) et Rodolphe Mathieu (1890-1962), Parlons…musique (1932) ; et les deux autres sont d’un auteur nationaliste et réactionnaire : Eugène Lapierre, La Musique au sanctuaire (1932) et Pourquoi la musique ? (1933).
L’éditeur n’hésite pas à publier les écrits de Mathieu malgré leur caractère polémique, contrairement aux propos de Morin et de Lapierre. Le recueil comprend plusieurs articles publiés dans les journaux entre 1928 et 1932 ainsi que des textes inédits. L’auteur réagit au discours dominant de cette époque et divise son propos en trois thèmes : l’imagination et l’émotion musicales, le nationalisme en musique, et des questions techniques sur l’enseignement et la transmission du savoir. Divisés en plusieurs sous-chapitres, les textes sont brefs et incisifs.
En plus de réflexions sur le sens de la musique, sur le rôle de la mémoire dont il dira que « c’est d’elle que se forme la création musicale puisque créer, c’est en somme altérer le passé » (p. 47), Mathieu pointe du doigt la critique, « cet art d’écrire pour ne rien dire qui semble triompher avec une déconcertante facilité » (p. 41). Mais, c’est dans son analyse sur le nationalisme et le folklore que Mathieu se montre le plus virulent. Dans un contexte où domine alors le discours national de l’historien Lionel Groux qui fustige les comportements individualistes, Mathieu ose affirmer que l’utilisation de ce folklore comme unique source d’inspiration pour faire œuvre véritablement nationale fait fausse route. « Notre musique actuelle, écrit-il, n’a pas à se greffer sur les premières importations françaises, si dignes qu’elles soient. Il y a certainement erreur dans l’esprit de ceux qui proclament comme source d’inspiration les thèmes du folklore » (p. 72). Il suggère plutôt de trouver dans la nature le caractère musical spécifiquement canadien (pp. 75 et 104). « Soyons de notre époque, écrit-il. Le nationalisme consiste, non pas à chanter l’âme nationale, mais à la laisser chanter sur tous les sujets possibles, ce qui est bien différent » (p. 97).
Mathieu est conscient de la situation précaire du compositeur. Pour remédier à la situation, il suggère d’étatiser la production musicale sous forme de commandes (pp. 113-121), mais cette proposition suscite de nombreuses réactions car ce concept renvoie à l’idée qu’un gouvernement puisse prendre le contrôle de sphères appartenant à l’entreprise privée à partir de taxes prélevées dans la population et qu’une collectivité puisse ainsi devenir partie prenante et gestionnaire (rappelons que l’impôt provincial ne sera mis en place au Québec qu’en 1954). La proposition de Mathieu est donc considérée farfelue et irrecevable. Elle fera pourtant son chemin et conduira au début des années 1960 à la création d’un système de commandes d’œuvres subventionnées par les fonds publics.
Quant aux conditions pour qu’un véritable compositeur puisse naître un jour, Mathieu interroge le milieu de l’enseignement et de la formation. Ne devrait-on pas laisser une plus grande place à l’improvisation dans la formation des jeunes plutôt que d’accorder « une foi absolue en l’immuabilité des systèmes inventés par certains théoriciens qui écrivent toujours une musique semblable à celle de Théodore Dubois » ? (p. 133). Il questionne la valeur de l’enseignement gratuit des conservatoires européens alors que les progrès des élèves se réalisent surtout par les cours privés (pp. 135-140) ; il doute de la valeur des diplômes, du Prix d’Europe, et de l’organisation des concours internationaux. Pour lui, « le véritable professeur est celui qui fournit des lumières à quelqu’un afin qu’il puisse par la suite s’éclairer lui-même » (p. 180).
L’ouvrage de Mathieu a été recensé dans plusieurs journaux, tant par des critiques musicaux que littéraires. Seul l’imposant critique musical du journal Le Devoir, Frédéric Pelletier, qui avait fortement réagi à l’article de Mathieu sur l’étatisation de la musique quelques semaines avant la parution du livre, a gardé le silence. Malgré son caractère polémique, tous ont souligné la nouveauté, l’audace et la clarté des textes présentés dans un style mordant, et ses propos sur le folklore ont particulièrement retenu l’attention. « Écrit par un esprit libre et progressiste », affirme le critique littéraire Albert Pelletier qui ajoute que « même les phrases moins grammaticales ou embrouillées semblent lumineuses près de la monotone et désolante grisaille des ressasseurs de poussiéreuses fadaises » (Le Canada, 7 mai 1932).
Marie-Thérèse LEFEBVRE
21/11/19
Pour aller plus loin :
- Marie-Thérèse Lefebvre, Rodolphe Mathieu. L’Émergence du statut de compositeur professionnel au Québec, Québec, Septentrion, 2004.
- Jacques Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au xxe siècle, vol.1, « La Naissance de l’éditeur 1900-1939 », Montréal, Éditions Fides, 1999.