György Ligeti (1923-2006)
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Parallèlement à son activité de compositeur, György Ligeti a écrit tout au long de sa vie des textes sur la musique. Le premier concerne la « Nouvelle Musique en Hongrie » et date de 1946 ; le dernier évoque ses « Souvenirs d'Adorno » et date de 2003 – c'est la transcription d'un discours improvisé à l'occasion de la remise du prix Adorno au compositeur.
L'ensemble des textes de Ligeti a été traduit en français et publié par les éditions Contrechamps en trois volumes : le premier, Neuf essais sur la musique, résultait d'un projet réalisé avec le compositeur, qui en supervisa la traduction ; il avait choisi neuf textes qu'il estimait représentatif de sa pensée (2001, 200 pages). Les deux volumes suivants s'appuient sur l'édition allemande réalisée par Monika Lichtenfeld en collaboration avec le compositeur (2007, 2 vol.). Le volume intitulé L’Atelier du compositeur (2013, 325 pages) regroupe les textes autobiographiques et les très nombreuses notices sur ses œuvres ; le volume intitulé Écrits sur la musique et les musiciens (2014, 435 pages) regroupe ses essais et ses textes d'hommage ou de circonstance.
Les essais ne peuvent être dissociés de la biographie du compositeur : entre 1946 et 1956, ses textes (dont une partie reste inédite) traitent à la fois de la nouvelle musique de son pays, de Bartók et de la musique populaire roumaine ; ils forment un ensemble restreint. Après son installation en Europe de l'Ouest, à la charnière des années 1950 et 1960, tout un ensemble de textes concerne Webern, que Ligeti venait de découvrir et sur lequel il projetait d'écrire un livre : ils proviennent en grande partie de conférences et d'émissions de radio. Les autres traitent de questions compositionnelles envisagées sous un angle tantôt technique, tantôt esthétique ; ils constituent une contribution majeure à la réflexion entreprise par sa génération après la Seconde Guerre et s'en distinguent par les sujets abordés, la méthode employée, et la distance critique vis-à-vis des idées dominantes. Ainsi de l'opposition entre sérialisme intégral et indétermination, médiatisée par le concept de forme ouverte, question discutée au moment où le compositeur s'installe en Allemagne. Pour Ligeti, qui renvoie les extrêmes dos à dos, il « n'y a pas de différence fondamentale entre les résultats des automatismes et les produits du hasard : le totalement déterminé équivaut au totalement indéterminé » (« Évolution de la forme musicale », dans Neuf essais sur la musique, p. 126). De même, il conteste l'un des postulats de la généralisation sérielle, que Stockhausen expose et justifie dans son essai central « …wie die Zeit vergeht… »: l'analogie entre hauteurs et durées (Comment passe le temps…, essais sur la musique 1952-1961, Genève Contrechamps, 2017, p. 151 sq.). Elle n'existe, écrit Ligeti, qu'« au niveau de la description verbale […] car notre système nerveux réagit de façon fondamentalement différente aux rapports de hauteurs et aux rapports de durées ; les deux domaines, qui appartiennent certainement à un contexte commun sur le plan de la physique, n'ont, en raison des données de notre perception, aucune correspondance contextuelle au niveau psychique » (« Entretien avec moi-même », L’Atelier du compositeur, p. 108). En revanche, Ligeti développe des idées originales sur la forme, domaine peu théorisé par les musiciens sériels (il s'écarte toutefois de l'idée stockhausénienne de Momentform) et esquivé par Boulez dans Penser la musique aujourd'hui (voir « Évolution de la forme musicale » et « La Forme dans la Musique Nouvelle », Neuf essais sur la musique, p. 119 sq. et 139 sq.)
Son approche de Webern est elle-même très différente de celle de ses collègues ; il étudie les multiples aspects de sa musique – l'écriture mélodique, la conception de l'harmonie et de la forme, l'invention dans le domaine du timbre, mais aussi son rapport à la tradition –, et réfléchit à sa place dans l'histoire, ne le réduisant pas à son rôle de précurseur ou de modèle pour la généralisation sérielle. Il est d'ailleurs significatif que, bien qu'ayant côtoyé Stockhausen après sa fuite de Hongrie (il habita chez lui un certain temps), il ait choisi d'analyser la musique de Boulez, dont il se sentait plus proche : les deux analyses « initiatiques » sur Structure Ia d'abord – à défaut de pouvoir percer les secrets de fabrication du Marteau sans maître –, puis sur la Troisième Sonate pour piano renvoient à l'opposition entre détermination totale et forme ouverte. Il rejoindra le compositeur français dans sa méfiance vis-à-vis des positions dogmatiques et des modes propres à la musique nouvelle exprimées dans l'introduction à Penser la musique aujourd'hui. Cette indépendance critique est un élément central de son esthétique, et elle est liée à son expérience des totalitarismes dans la première partie de sa vie : l'hitlérisme et le stalinisme. Les « Pensées rhapsodiques sur la musique en général et sur mes propres compositions en particulier » – placées en tête de son recueil Neuf essais sur la musique – constituent en ce sens une belle synthèse de sa position et de sa vision de la musique.
Aussi n'hésite-t-il pas à introduire dans le champ de la musique nouvelle des références hétérogènes, loin des canons en vigueur : il consacre des textes à des compositeurs tels que Steve Reich, Harry Partch ou Claude Vivier, qui se situent aux antipodes du courant sériel, et s'intéresse aux musiques populaires, y compris semi commerciales, élargissant les sources hongroises et roumaines de ses débuts à celles du monde entier. Tout au long de sa trajectoire, sa défiance vis-à-vis de toute forme d'académisme et de tout dogmatisme le conduira au mélange du pur et de l'impur, du raffiné et du vulgaire, du tragique et de l'humour, qui se reflète dans ses écrits. Dans les textes autobiographiques, comme celui sur sa « Judaité » (L’Atelier du compositeur, p. 21), Ligeti manie l'auto-ironie, marque d'un esprit libre. Dans certains commentaires sur ses œuvres – des textes souvent très substantiels, dépassant la simple notice –, il dévoile un arrière-plan d'images de nature surréaliste, à la fois fantastiques et oniriques, proches du délire : c'est le cas notamment du texte sur les possibilités scéniques d'Aventures (L’Atelier du compositeur, p. 195 sq.).
La capacité de révéler l'essence des phénomènes à partir d'une observation scrupuleuse des faits musicaux, et l'ampleur de sa vision, qui ne se limite pas à la seule musique, caractérise la démarche intellectuelle de Ligeti ; elle lui confère son efficacité et sa profondeur. Jamais, dans ses textes, il ne sacrifie aux formulations abstraites ou aux raisonnements alambiqués ; il vise au contraire l'évidence des faits et des idées, qu'il replace dans un vaste contexte, où les arts plastiques et la littérature côtoient les sciences. Cela provient d'un rapport physique et sensuel à la musique, qui s'étend par sympathie aux autres domaines de l'esprit. Comme l'a fait remarquer Monika Lichtenfeld dans son introduction aux écrits de Ligeti en allemand, à travers une langue en partie associative, Ligeti tend à rendre concrets les phénomènes musicaux, à les percevoir comme des organismes vivants plutôt que comme des structures abstraites. Il en a lui-même témoigné en disant que « les sonorités et les contextes musicaux éveillent toujours en [lui] une sensation de couleur, de consistance et de forme visible et palpable » et que même « les notions abstraites se rattachent pour [lui] involontairement à des représentations sonores » (« Sur Artikulation », L’Atelier du compositeur, p. 167-8). Ainsi, lorsqu'il rapproche Bartók et Klee dans l'étude consacrée aux Mikrokosmos, il offre un raccourci saisissant qui le dispense de longs raisonnements (Écrits sur la musique et les musiciens, p. 230 sq.). Il en va de même lorsqu'il compare l'« apesanteur statique » des relations de tierces chez Schubert à la dissolution des contours chez Turner (« Convention et originalité, la ‘dissonance’ dans le Quatuor à cordes K. 465 de Mozart », Neuf essais sur la musique, p. 32). Le visuel et le musical interagissent, un phénomène qui n'est pas seulement lié chez Ligeti à ses dons de synesthésie, mais aussi à sa recherche d'un type de musique dans lequel le temps serait converti en espace, et réciproquement, les deux catégories formant pour lui une unité, comme il le signale dans « Changement de paradigme » (L’Atelier du compositeur, p. 129). Abordant la question de l'espace dans la musique, il fait un détour significatif par la peinture et réfléchit sur la fonction symétrique du temps chez des peintres tels que Mondrian, Greco, Vinci, Bosch ou Breughel (Écrits sur la musique et les musiciens, p. 65-66). Les théories scientifiques, comme la découverte des fractals, stimulent aussi fortement son imagination.
Cette démarche fondée sur un rapport concret et sensible aux phénomènes différencie les textes de Ligeti de beaucoup de ceux qui ont été consacrés à la Nouvelle Musique. Elle s'accompagne d'un esprit critique corrosif et souvent impitoyable, qu'il retourne volontiers contre lui-même, prompt à déjouer les pièges de la pédanterie, du dogmatisme, des mystifications et des complaisances de toutes sortes, ainsi que ceux des élaborations abstraites qui produisent des aberrations et des contradictions insolubles à l'intérieur des processus musicaux réels. Ses textes contiennent parfois des flèches acérées, comme lors du discours prononcé devant les autorités de la ville de Hambourg qui venaient de lui décerner un prix (L’Atelier du compositeur, p. 63). Cette intégrité et cette vigilance critique ne sont pas sans rapport avec une tradition propre au milieu intellectuel de Budapest, dont Ligeti a dit qu'il se caractérisait par un mélange de scepticisme, de sobriété et d'auto-ironie. Mais elles sont aussi liées à la résistance intellectuelle et morale vis-à-vis des pouvoirs totalitaires qu'il dut affronter dans la première partie de son existence, comme il l'évoque à diverses reprises et notamment dans ses hommages à Kurtág et Lutosławski (Écrits sur la musique et les musiciens, p. 357 sq. et 393 sq.).
Les provocations dont il était coutumier, et qui prennent la forme de positions à contre-courant, témoignent d'une telle exigence. Elle s'incarne dans ses écrits par une recherche de la vérité des faits sans idées préconçues. La conclusion de l'hommage à l'écrivain Herbert Rosendorfer (Écrits sur la musique et les musiciens, p. 401) peut être lue en ce sens comme un autoportrait par procuration : « … j’estime en lui le détracteur du pseudo-art et de la charlatanerie, qui démasque les folies des modes musicales, j’aime son cynisme amène et ses effronteries doucement violentes, ses exagérations bizarres et ses stratégies destructrices, son mordant, sa poésie, son innocence et son excentricité ».
Philippe ALBÈRA
24/06/2019
prénom | György |
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nom | Ligeti |
année de naissance | 1923 |
année de décès | 2006 |
identique à | https://data.bnf.fr/13896652/gyorgy_ligeti/ |
Publications (4)
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