Claude Debussy (1862-1918)
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Au talent d’être le compositeur de génie que l’on sait, Debussy a joint celui d’être un remarquable écrivain, que ce soit dans ses écrits critiques ou dans ses lettres. Autodidacte, il fut un lecteur avide et curieux de littérature, de poésie, d’histoire ou de philosophie. Sa formation hétéroclite et l’éclectisme de ses goûts donnent à ses textes une saveur où se mêlent, dans un style inimitable, un sens inné de la formule et une fine ironie. Avant de s’essayer à l’art de la critique musicale, il a écrit les poèmes des quatre Proses lyriques et a prolongé cette expérience avec cinq Nuits blanches, dont seules deux voient le jour. Il s’était également adonné à l’écriture de pièces de théâtre avec son ami René Peter. Il avait même projeté de publier un article dès 1893, intitulé De l’inutilité du wagnérisme. Par comparaison avec les carrières de critique de Paul Dukas, d’Alfred Bruneau ou de Gabriel Fauré, celle de Debussy se déroule de manière assez brève et discontinue : d’avril à décembre 1901 à La Revue blanche ; de janvier à juin 1903 au Gil Blas ; de novembre 1912 à mai 1913 et de novembre 1913 à mars 1914 à la Revue musicale S.I.M. À cela, il faut ajouter quelques contributions ponctuelles, notamment à Musica et au Figaro, ainsi qu’une série d’interviews pour des journaux français ou étrangers.
En dépit de cette pratique irrégulière, la liberté de ton de Debussy et la mise en scène du personnage imaginaire de Monsieur Croche à partir du 1er juillet 1901 marquent durablement les contemporains, notamment l’écrivain Paul Valéry. En effet, Debussy, fortement imprégné par ses lectures, n’hésite pas à emprunter certaines tournures d’un article de Valéry dans un compte rendu de La Revue Blanche du 1er mai 1901 où le compositeur commente l’exécution de la neuvième symphonie de Beethoven sous la direction de Camille Chevillard : « On a entouré la symphonie avec chœurs d’un brouillard de mots et d’épithètes considérables. C’est, avec le célèbre “sourire de la Joconde” qu’une curieuse obstination étiqueta à jamais “mystérieux”, le chef d’œuvre qui a entendu le plus de bêtises. » Grand lecteur de revues, Debussy avait en tête le texte de Paul Valéry, « Introduction à la méthode de Léonard de Vinci » (La Nouvelle Revue, 15 août 1895), où ce dernier écrivait : « Je ne pense pas pouvoir donner un plus amusant exemple des dispositions générales à l’égard de la peinture que la célébrité de ce “sourire de la Joconde” auquel l’épithète mystérieux semble irrévocablement fixée. » Cette allusion n’échappe pas à l’écrivain, qui peu de jours après la publication de l’article dans La Revue Blanche, confiait dans une lettre du 2 mai 1901, à son ami Pierre Louÿs, un proche de Debussy : « J’ai vu ces jours-ci un article drôle de Debussy dans La R[evue] B[lanche]. J’y ai retrouvé avec une satisfaction toute paternelle quelques bouts de phrases jadis utilisées en l’honneur d’un peintre universel. Cela m’a ravi très naïvement ; mais je voudrais pouvoir fourrer çà et là, dans mes œuvres (en préparation, comme d’habitude), deux ou trois mesures du Quatuor [de Debussy] » (André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondance à trois voix 1888-1920, éd. P. Fawcett et P. Mercier, Paris, Gallimard, 2004, p. 921).
Deux mois après la parution du texte de Debussy dans La Revue Blanche, le compositeur récidivait avec un article intitulé « L’Entretien avec M. Croche ». C’était la première fois qu’il faisait apparaître ce personnage inspiré de La Soirée avec M. Teste de Paul Valéry publiée dans le n°2 du Centaure (décembre 1896), revue fondée par Pierre Louÿs, dont Debussy possédait un exemplaire sur japon numéroté n°1, avec son nom inscrit de la main de Jean de Tinan. De nouveau, cette similitude attira l’attention de Valéry, ainsi qu’il l’écrivit à Pierre Louÿs probablement en juillet 1901 : « Quant à moi, j’ai la consolation de relire mes ex-œuvres sous la forme de critique musicale. Je t’avoue que je n’aurais jamais deviné ce sort. Je ne sais si tu as lu “l’Entretien avec M. Croche” – mais C.A.D. [Claude Achille Debussy] a lu certainement “La Soirée avec Monsieur Teste”. J’ai trouvé cela si cocasse après le précédent où Léonard lui-même servait à la musique (il est vrai qu’il était universel), que j’ai regretté de n’avoir pas écrit davantage pour fournir plus longuement à des exercices de transposition. Très curieux et au fond, flatteur, n’est-ce pas ? » (id., p. 925). Comme le souligne Valéry, il faut voir dans les imitations de Debussy l’hommage d’un musicien féru de littérature et amoureux des formules plutôt qu’un plagiat.
Si en mai 1905 Debussy demande à Louis Laloy de lui réserver un « coin sous le titre de Entretiens avec Mr Croche » (Debussy, Correspondance 1872-1918, éd. François Lesure et Denis Herlin, Paris, Gallimard, 2005, p. 907) pour sa nouvelle revue le Mercure musical, il y renonce rapidement. En dépit des fréquentes relances de son ami, Debussy lui écrit en mars 1906 en des termes clairs qu’il ne souhaite plus faire revivre ce personnage : « C’est très aimable à vous d’insister autant auprès de Monsieur Croche… Mais celui-ci ne comprend plus grand-chose aux mœurs musicales de son temps. Et puis ! quelle utilité de donner son avis à des gens qui n’entendent pas ! » (id., p. 944-945) Conscient des limites de l’exercice de la critique musicale, il sentait qu’il ne pourrait aller au-delà de ce qu’il avait déjà fait. Comment expliquer alors qu’en octobre 1912 il renoue avec cette tache ? Il faut y voir des raisons sans doute plus matérielles. Aux prises avec de nombreux tracas financiers, il cède à la pression d’Émile Vuillermoz pour reprendre la plume, probablement sans enthousiasme : « je vous attendrai Lundi prochain à 10h 1/2 du matin avec le sourire du martyre », lui écrivit-il en octobre 1912 (id., p. 1550). Il accepta de se plier à l’exercice en rendant compte chaque mois des Concerts Colonne, tandis que Vincent d’Indy, personnalité en tout point opposée à celle de Debussy, se chargea des Concerts Lamoureux.
Quoi qu’il en soit, Debussy garde un certain attachement aux comptes rendus de La Revue blanche et du Gil Blas, au point d’avoir envisagé de les réunir en un recueil sous le nom fétiche de Monsieur Croche Antidilettante, volume qui ne vit le jour qu’en 1921. Comme dans sa musique, il déploie dans ses écrits une liberté de pensée qui ne cesse de s’affiner au contact de ses lectures et de ses rencontres. Louis Laloy, son premier biographe en langue française, affirma avec justesse que Debussy « montra dans ses écrits un style plus serré, mais brillant encore, léger, sensible à toutes les impulsions de la pensée, d’une allure vive et dégagée qui sentirait son xviiie siècle, sans cette fantaisie dont s’orne une raison incorruptible, ce choix d’expressions frappantes, cette surprise d’images justes, surtout ce sentiment profond de la musique, avoué en si peu de mots, mais si émus. » (Louis Laloy, Claude Debussy, Paris, Dorbon aîné, 1909, p. 32-33).
Denis HERLIN
31/10/2017
Pour aller plus loin
Claude Debussy, Monsieur Croche et autres écrits, éd. François Lesure, Paris, Gallimard, 1987, collection L’Imaginaire, n°187 (première édition Paris : Gallimard, 1971, collection Blanche).
Claude Debussy, Correspondance 1872-1918, éd. François Lesure et Denis Herlin, Paris, Gallimard, 2005.
prénom | Claude |
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nom | Debussy |
année de naissance | 1862 |
année de décès | 1918 |
identique à | http://data.bnf.fr/13893072/claude_debussy/ |