Boucourechliev, André : Beethoven (1963)

Boucourechliev, André : Beethoven (1963)

     Paru en 1963, Beethoven est le second ouvrage d’André Boucourechliev ; tout comme le Schumann qui le précède de sept ans, il est lui aussi publié dans la collection « Solfèges » des Éditions du Seuil. Si le Schumann relevait encore d’une musicographie assez traditionnelle, le Beethoven, lui, frappe par son originalité : pour la première fois, le compositeur transparaît derrière l’écrivain, et imprime à son discours la marque de ses préoccupations esthétiques. 

     Originalité de la forme, tout d’abord. Prenant résolument ses distances avec la succession traditionnelle de type « la vie et l’œuvre », alors dominante au sein du genre monographique, Boucourechliev en renverse les termes : chez lui, ce sera « l’œuvre, puis la vie ». Un renversement qui s’accompagne d’un déséquilibre quantitatif : cent cinquante pages consacrées à l’étude de l’œuvre, contre quatre-vingts seulement au commentaire biographique. S’il importe de s’occuper d’abord de l’œuvre, c’est parce que Beethoven n’existe, pour Boucourechliev, qu’à travers sa musique : il la crée autant qu’il est créé par elle. C’est précisément « cette idée d’un homme créé par les œuvres » (p. 7) qui justifie « d’interroger la vie de l’artiste après avoir interrogé son œuvre » (p. 8 – les numéros de page renvoient à la réédition de 1994, chez le même éditeur et dans la même collection). 

     Une œuvre qui, elle-même, n’existe qu’à travers les auditeurs qui se confrontent à elle. Renvoyant dos à dos les partisans d’un Beethoven classique et ceux d’un Beethoven romantique, Boucourechliev émet l’idée d’un Beethoven moderne, c’est-à-dire constamment actuel. Transhistorique, l’œuvre de Beethoven parle au présent, s’adresse à l’auditeur d’aujourd’hui, qu’elle parvient à interroger et à maintenir dans un constant « état de veille » (p. 24). Cette œuvre est de celles qui, parce qu’elles possèdent « le don de la migration perpétuelle » (p. 6), ne cessent de se métamorphoser, au gré de l’écoute des générations successives. 

     C’est parce que ce Beethoven moderne n’est pas une « valeur sûre » mais un « perpétuel inconnu » (p. 7), qu’il convient d’écrire à nouveau sur son œuvre, d’embrasser cette dernière d’un regard neuf. Et c’est ce à quoi s’emploie Boucourechliev tout au long de son livre. Rejetant à la fois l’analyse « scolaire » aux descriptions stériles, et le discours émotionnel et idiosyncrasique de l’analyse « subjective » (p. 12), Boucourechliev prône un retour à l’œuvre dans sa réalité, inaugurant une approche qu’il qualifiera plus tard de phénoménologique. Appelant une nouvelle terminologie, l’œuvre de Beethoven est décrite comme un ensemble de « lignes de force » (p. 15) autonomes, comme l’expression d’une volonté créatrice se jouant de toutes les conventions, à travers une série de chapitres organisés non pas selon la logique du développement chronologique, mais en fonction des genres abordés par le maître de Bonn : sonates, quatuors, variations, etc. 

     Le Beethoven de 1963 contient la plupart des thèmes développés par Boucourechliev dans ses ouvrages postérieurs : l’idée du compositeur qui crée l’œuvre autant qu’il est créé par elle, le rejet d’une forme d’analyse académique jugée sclérosante, le retour phénoménologique à la réalité de l’œuvre et, surtout, la revalorisation de l’écoute, considérée non pas comme une réception passive, mais comme une activité créatrice. En dégageant l’œuvre beethovénienne de la gangue des discours traditionnels, en la présentant sous une lumière nouvelle et personnelle, Boucourechliev inaugure une musicographie véritablement moderne. C’est sans doute, en plus de la justesse des commentaires musicaux qu’il renferme, cette modernité qui assure au texte de Boucourechliev un succès jamais démenti depuis, et une influence certaine sur des auteurs tels que Roland Barthes, Olivier Revault d’Allones ou encore Bernard Sève, qui s’y référeront explicitement. 

François BALANCHE

28/09/2019