Harmonielehre
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On souligne volontiers la singularité du Traité d’harmonie publié en 1911, largement consacré au contexte tonal, alors qu'Arnold Schoenberg (1874-1951) vient de composer quelques-unes de ses œuvres atonales les plus emblématiques. Des considérations financières semblent en partie avoir motivé sa rédaction, puisqu’au même moment le compositeur sollicite également des travaux d’orchestration, cherche à promouvoir une activité de peintre portraitiste et tente de faire valoir ses récents succès pédagogiques pour obtenir une chaire de composition au conservatoire de Vienne. Mais la rédaction de cet ouvrage volumineux prolonge aussi le développement de son activité littéraire : Schoenberg vient d’achever le livret de son drame La Main heureuse, et fait paraître la même année une série d’aphorismes ainsi que ses premiers articles dans la presse musicale viennoise. Dans tous ces écrits, son style se veut incisif et personnel, directement inspiré de Karl Kraus et sa revue satirique Die Fackel.
En publiant une Harmonielehre, Schoenberg se confronte à une tradition qu’il connaît peu. Au sein-même de l’ouvrage, nombre de ses propos insistent sur sa formation autodidacte et confessent une lecture partielle des rares auteurs cités : « Toutes ces sources me manquent ; je ne suis tributaire que d’une seule : la pensée. » (474*). La traduction française de l’expression consacrée de Harmonielehre ne rend pas tout à fait compte de l’indétermination générique de l’ouvrage. Le livre se présente en partie comme un manuel destiné aux apprentis compositeurs désireux de se former en harmonie tonale. Il alterne ainsi les explications théoriques et les exercices d’application pratique, de la disposition à quatre voix des accords de trois sons jusqu’à la traditionnelle harmonisation de choral ; le programme pédagogique s’achève par les harmonies altérées et résolutions exceptionnelles. Toutefois, l’ouvrage contient encore une dernière partie qui s’ouvre sur la recommandation singulière « de ne pas se servir des harmonies indiquées ici » (493), employées par les contemporains les plus modernes. En effet, il s’agit surtout d’admettre une conception élargie de l’harmonie qui, sans remettre en cause « l’ancienne théorie », est ouverte à l’idée que « tout accord, toute progression est possible » (85). D’où la condamnation réitérée de l’« esthétique », entendue comme un ensemble de jugements de goût élevé en système artisanal de règles se voulant éternelles : les chefs-d’œuvre les contredisent bien souvent, et les innombrables exceptions en trahissent tout l’arbitraire.
Les différents chapitres sont alors l’occasion de grands développements souvent digressifs où l’auteur expose certaines de ses orientations théoriques fondamentales : l’harmonie comme équilibre de forces opposées entre sous-dominante et dominante, la nature « graduelle et non essentielle » de la différence entre consonance et dissonance (18), passage auquel Schoenberg renverra souvent dans ses écrits ultérieurs, ou encore la « fantaisie futuriste » de la Klangfarbenmelodie (507). Les polémiques y sont également nombreuses, le compositeur fustigeant par exemple les préjugés contre les parallélismes de quinte et d’octave, ou encore l’expression même de note étrangère : « Ou bien les sons étrangers à l’harmonie n’existent pas, ou bien ils n’y sont pas étrangers » (372). La poétique expressionniste du Schoenberg de 1910 s’y dévoile également, qui oppose le génie au talent et au métier, prescrit l’indifférence de l’artiste à l’égard du beau et fait du véritable créateur l’esclave d’une impérieuse nécessité.
La réputation controversée du compositeur à l’époque de la parution du Traité d’harmonie a largement contribué à son retentissement. Le clivage entre critiques est à l’image de celui provoqué par sa musique, certains relevant l’amateurisme de sa théorie, d’autres sa profondeur philosophique. S’il fut bien utilisé comme un manuel d’enseignement, par exemple par Alban Berg avec ses propres élèves, il servit aussi de manifeste, Schoenberg le faisant parvenir à Vassili Kandinsky en écho à son Du spirituel dans l’art. Les trois rééditions parues du vivant de l’auteur (1919, 1922, 1949) témoignent du succès commercial du Traité. La deuxième d’entre elles est une version « augmentée et améliorée ». Au-delà d’une légère restructuration et de reformulations partielles, elle contient un certain nombre d’ajouts, notamment sous forme de notes. C’est le cas par exemple de la condamnation du mot « atonal », dont l’usage s’était entretemps répandu pour qualifier la musique de Schoenberg (487), ou encore d’une interprétation sophistique de la dette de réparation imposée par le traité de Versailles aux pays germaniques (118-119). Pour sa diffusion hors des pays germanophones, les traductions du Traité ont été tardives – en 1932, Schoenberg se plaint de son éditeur, qui en aurait fait échouer six. En France, la première traduction intégrale n’est parue qu’en 1983, bien qu’Arthur Honegger ait fait circuler l’original dès 1912 parmi ses proches et en ait traduit lui-même quelques passages. La première version en anglais a vu quant à elle le jour en 1948, soit après la parution des Models for Beginners in Composition et la rédaction des Structural Functions of Harmony, deux manuels que Schoenberg destinait à ses étudiants américains, dont il jugeait le niveau considérablement inférieur à celui de ses premiers élèves viennois.
Si sa didactique semble aujourd’hui obsolète, ce traité révèle néanmoins une véritable philosophie de l’enseignement artistique du temps de la modernité viennoise, dont la finalité serait d’apprendre à « s’écouter soi-même » (496). Avec l’harmonie, Schoenberg pose également les premiers jalons d’une recherche sur la « nature des sons » qu’il aura poursuivie jusque dans ses années américaines, sous la forme d’une théorie de la cohérence puis de l’idée musicale.
*La pagination correspond à celle de la troisième édition allemande (passim)
Dimitri KERDILES
29/10/2024
Pour aller plus loin
Ludwig Holtmeier, « Arnold Schoenberg : généalogie d‘une théorie musicale », dans Nicolas Donin et Laurent Feneyrou (éd.), Théories de la composition musicale au XXe siècle, Paris, Symétrie, 2014, vol. 1, p. 23-66.
Markus Böggemann, Ralf Alexander Kohler, « Harmonielehre », dans Gerold W. Gruber (éd.), Arnold Schönberg - Interpretationen seiner Werke, Lilienthal, Laaber-Verlag, 2002, vol. 2, p. 420-436.
Andreas Jacob, Grundbegriffe der Musiktheorie Arnold Schönbergs, 2 volumes, Hildesheim, Olms, 2005.
éditions numérisées | |
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genre | Traité |
éditeur | Universal-Edition |
lieu d'édition | Vienne |
années d'édition | 1911 |
langue originale | allemand |
traductions | |
réédition d'ouvrage | |
compositeur |