Mes Voyages en Amérique
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Henri Herz est le premier pianiste européen à avoir entrepris – pour renflouer sa manufacture de pianos – une tournée de grande ampleur : il donna pendant cinq ans (de l'automne1846 à l'été 1851) près de deux cents concerts dans plus de cinquante villes, de la côte Est des États-Unis à la Californie, en passant par le Mexique, Cuba, la Jamaïque, le Chili et le Pérou. Il est aussi le premier musicien, avant L. M. Gottschalk (Les voyages extraordinaires Louis Moreau Gottschalk, pianiste et aventurier), Henri Kowalski (À travers l'Amérique, impressions d'un musicien,1872) et Jacques Offenbach (Notes d'un musicien en voyage, 1877) à avoir décrit ses impressions de voyage en Amérique.
Le début de cette véritable odyssée, dans les États de la côte Est, a donné lieu à deux textes différents : dès son retour, Herz publie un feuilleton hebdomadaire dans La France musicale – du 12 octobre 1851 au 22 février 1852 – sous le titre « Mes souvenirs de voyage en Amérique », puis, quatorze ans plus tard, une nouvelle version qui paraît quotidiennement dans Le Moniteur universel – du 11 au 19 juillet 1865 et du 16 avril au 19 juillet 1866 –, nettement plus romancée et sur un ton plus détaché et humoristique, rebaptisée « Mes voyages en Amérique ». C'est celle-ci qui est réunie dans le livre. La suite annoncée ne verra jamais le jour, peut-être parce que P.-A. Fiorentino avait déjà publié, dans Le Constitutionnel du 21 septembre 1851 (repris dans Comédies et comédiens, M. Lévy, 1866, vol. 1, p. 63-82), un long article intitulé « Un concert en Californie », sur les aventures de Herz à San Francisco au moment de la Ruée vers l'or.
Devenu entretemps un notable, à la tête d'une manufacture de pianos importante et d'une salle de concerts active, ce dernier cherche sans doute à donner l'image d'un homme de lettres ; aussi se fait-il aider par son ami Oscar Comettant, qui avait lui-même publié Trois ans aux États-Unis (Pagnerre, 1858). Outre un passage entier pris de cet ouvrage (Herz, p. 133-138), on en trouve d'autres qui en sont directement inspirés, comme la description du pianiste Leopold de Meyer (p. 127 chez Comettant), sans pourtant que Herz cite son nom (p. 179-180). Les chapitres traitant de sujets généraux (la pêche à la morue ; les chiens de Terre-neuve etc.), ajoutés par rapport à la première version et qui adoptent le modèle classique de la relation de voyage, sont certainement aussi dus à la plume de Comettant.
Il faut attendre le chapitre IX pour retrouver la description du voyage à proprement parler, là encore souvent émaillée de digressions générales. Comme tout voyageur européen, Herz est frappé par le confort des hôtels (et leur consommation d'eau pléthorique), les moyens de locomotion peu sûrs, le puritanisme des Quakers de Philadelphie (dont certains auraient même, par décence, recouvert les jambes des pianos) ou le mouvement des suffragettes. Il est surtout choqué de découvrir qu'au pays de la démocratie (son valet de chambre ne tarde pas à quitter son service pour s'installer comme fabricant de pianos), existe l'esclavage (p. 220-274 ; p. 290-295). Il décrit ainsi longuement une vente publique d'esclaves à Mobile, le racisme dont les affranchis et l'une de ses propres élèves font l'objet et consacre quelques lignes au « banjoo » et à leur musique, notant l'importance qu'y tient le rythme.
Le musicien souligne aussi le retard de la vie musicale sur l'Europe (p. 183), se manifestant par la rareté des concerts et des orchestres, l'absence de salles et la pénurie de bons facteurs de pianos à l'exception de Chickering, ainsi que la contrefaçon éditoriale dont, en l'absence de traités internationaux sur la propriété artistique, il est lui-même l'objet. Il témoigne aussi du choc que, lui, le musicien parisien, ressent face à un pays de colons, où l'auditoire comprend plusieurs milliers de personnes issues de toutes les classes sociales ; il remarque toutefois la différence qui sépare la société cultivée des états esclavagistes à celle des États du nord, et l'accueil que lui font les Français de La Nouvelle-Orléans. Il relate enfin avec humour comment il improvise à la fin des concerts – pratique alors abandonnée en France – à partir de thèmes que lui fournit l'assistance, y compris, à Baltimore, à partir « d'airs empruntés au répertoire peu musical de MM. les Peaux-Rouges » (p. 181).
Enfin, l'évocation de l'impresario Bernard Ullmann – qui fait ici ses premières armes –, fait de ce livre non seulement un témoignage précieux sur la vie culturelle aux États-Unis avant la guerre de Sécession, mais aussi sur les débuts des tournées à grande échelle et de l'internationalisation du marché musical.
Laure SCHNAPPER
06/04/2019
Pour aller plus loin :
Allen Lott, From Paris to Peoria. How European Piano Virtuosos Brought Classical Music to the American Heartland, New York, Oxford University Press, 2002.
Laure Schnapper, « Bernard Ullman-Henri Herz: An Example of Financial and Artistic Partnership, 1846-49 », The Musician as Entrepreneur, 1700-1914, William Weber (ed.), Indiana University Press, 2004, p. 130-144.
Laure Schnapper, Henri Herz, magnat du piano, Paris, EHESS, 2011, ch. 5.