Berlioz und seine Harold Symphonie [1]
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Un long essai intitulé Berlioz und seine Harold Symphonie von Franz Liszt est publié en allemand dans la Neue Zeitschrift für Musik à l’été 1855 (13, 20 et 27 juillet, 17 et 24 août). Ce texte de première importance, rédigé par la princesse Carolyne von Sayn-Wittgenstein (1819-1887) d’après les consignes de Liszt qui le signera, puis traduit par Richard Pohl (1826-1896), est essentiel pour comprendre l’esthétique lisztienne de la musique à programme. Il n’a jamais été publié intégralement en français, qui était pourtant la langue originale.
Contexte de rédaction
La rédaction de l’essai prend place au début de la période weimaroise : le projet est évoqué pour la première fois dans la correspondance entre Liszt et la princesse en avril 1851. Il semble découler naturellement de l’exécution de la symphonie : Liszt connaissait l’œuvre de longue date (notamment pour l’avoir transcrite pour piano et alto en 1836-1837 – voir référence 1 dans la bibliographie), mais il dirige pour la première fois Harold en Italie le 10 avril 1851 à Weimar (il redonnera l’œuvre le 23 juin 1852 au festival de Ballenstedt). Les raisons pour lesquelles la publication n’a lieu qu’en 1855 ne sont pas connues avec certitude, mais les documents conservés et les détails contenus dans la correspondance permettent d’émettre quelques hypothèses.
À la princesse qui lui demande quelques lignes à développer pour commencer à rédiger l’essai, Liszt répond le 11 avril 1851 : « Pour vous décrire la Symphonie de Berlioz, il me faudrait vous faire un feuilleton. Il y a dans cet ouvrage comme dans Lohengrin un chant caractéristique pour Harold. Ce chant se mêle admirablement à la mélodie du Chant des pèlerins, à la Sérénade du montagnard des Abruzzes, et même à l’Orgie des brigands – tantôt pour le dominer, tantôt pour leur servir de support, de relief ou d’assombrissement. Nous donnerons une après-dîner à l’analyse détaillée de cette œuvre, qu’on ne peut pas traiter d’une façon banale. » Puis il ajoute le 19 avril : « Quand vous aurez entendu Harold, nous nous mettrons à l’œuvre du feuilleton – pour lequel je préparerai les matériaux. » (voir référence 2). La princesse n’était pas présente au concert du 10 avril, il est possible que Liszt ait souhaité attendre qu’elle ait l’occasion d’entendre la symphonie dans sa version orchestrale, mais elle est absente également à Ballenstedt en juin 1852.
Un manuscrit partiel de l’essai rédigé en français par la princesse est conservé à la Bibliothèque nationale de France ; il est daté et signé de la main de Liszt « Weymar Aout 55 », mais cette date est probablement ajoutée a posteriori puisque le mois d’août 1855 correspond à la fin de la publication du texte en allemand. Serge Gut émet l’hypothèse d’une rédaction terminée dès 1853, sans indiquer précisément ses sources (référence 3). La présence de plusieurs citations du livre d’Adolf Bernhard Marx, Die Musik des 19. Jahrhunderts, publié en 1855 (et dont Liszt signe justement une revue en 1855 – voir référence 4), montre que le texte est en tout cas au minimum remanié jusqu’en 1855. Il est possible que la venue de Berlioz à Weimar en février 1855, à l’occasion d’un festival en son honneur organisé par Liszt, réactive le projet (même si Harold en Italie ne figure au programme d’aucune des trois « semaines Berlioz » qui ont lieu à Weimar du 14 au 21 novembre 1852, du 17 au 21 février 1855 et du 16 février au 1er mars 1856). C’est en tout cas peut-être à cette occasion que Liszt demande à Berlioz d’intervenir en faveur de la publication de l’essai en français ; Berlioz lui répond le 7 juin 1855 : « J’ai parlé à De Calonne, le beau-frère de notre good friend Rosencrantz-Hiller, et rédacteur principal de la Revue Contemporaine. Il est tout disposé à insérer ton travail sur Harold ; ainsi envoie-le moi quand tu voudras (à Paris). » Le 21 juillet Berlioz n’a toujours pas reçu le texte (« Je n’ai rien reçu. M’as-tu envoyé ton article sur Harold ? »). Il est possible que la princesse le lui apporte lors de son séjour dans la capitale française entre le 18 août et le 5 octobre, et Berlioz et la princesse le révisent alors peut-être ensemble, en tout cas le manuscrit conservé à la BnF porte deux corrections de la main de Berlioz. Cependant l’essai n’est pas publié dans la Revue contemporaine. Une dizaine d’années plus tard, Liszt revient sur cet épisode dans une lettre à Marie d’Agoult : « Quant aux œuvres symphoniques de Mr Berlioz […], elles touchent à d’autres questions qui pour être sérieusement examinées exigent plus de développement. J’ai essayé autrefois de les préciser et d’y répondre clairement dans un long Commentaire, fort admiratif pour Berlioz, de sa Symphonie intitulée « Harold ». à défaut de vergogne, quelque morgue s’étant mêlée au parti pris de mauvais vouloir d’une Revue fort en crédit où devait paraître ce commentaire il n’a été publié que traduit en allemand. Je n’aurai garde de me venger sur vous de cette déconvenue très supportable, et ne vous fatiguerai pas davantage de mes arguments d’Esthétique musicale. » (référence 3, lettre n°562 du 15 novembre 1864). En l’absence d’informations sur ce qui s’est réellement passé avec la Revue contemporaine, les interprétations divergent quant à la signification de la dernière phrase. Pierre-Antoine Huré et Claude Knepper affirment que Liszt semble accuser la comtesse d’une intrigue qui aurait entraîné le rejet de cette étude, et émettent l’hypothèse que Marie d’Agoult, qui écrivait toujours pour Liszt même après leur première rupture de 1839, n’avait peut-être pas supporté d’être supplantée jusque dans cette tâche par la princesse (référence 5). Serge Gut quant à lui ne souligne aucune accusation dans le propos de Liszt, et n’attribue les probables raisons du rejet du texte qu’au style confus et lourd de la princesse.
Au-delà du chemin sinueux qui mène à sa publication en allemand, retenons que cet essai est rédigé à Weimar au début des années 1850, au moment où l’invention lisztienne du poème symphonique est sur le point de se concrétiser. Le terme même de Symphonische Dichtung est en effet apparu le 23 février 1854 sur une affiche signalant l’interprétation des Préludes (voir référence 6), et les débats autour des capacités expressives de la musique culminent avec notamment la publication, la même année, du Vom Musikalisch-Schönen d’Eduard Hanslick. Véritable plaidoyer pour la musique à programme, l’essai de Liszt s’inscrit dans une réflexion sur la musique poétique dont les racines tissaient déjà les textes écrits avec Marie d’Agoult à la fin des années 1830, en particulier certains passages des Lettres d’un bachelier, l’article sur Schumann paru dans la Revue et Gazette musicale de Paris le 12 novembre 1837 et l’avant-propos de l’Album d’un voyageur (voir référence 7). L’essai sur Berlioz et sa symphonie Harold se place ainsi à la charnière entre les écrits du jeune pianiste et ceux du compositeur plus mature en passe de devenir la figure de proue de la musique de l’avenir.
Contenu du texte
Signé par Liszt mais écrit dans le style alambiqué de la princesse, largement imprégné de philosophie hegelienne, le texte se présente comme une réflexion générale sur la musique à programme dans laquelle la deuxième symphonie de Berlioz vient illustrer le propos (à la fin). Il prend des positions très affirmées en faveur du compositeur français.
Il commence par une mise à distance des accusations à l’encontre de la musique de Berlioz concernant la nature de son art et le respect de la tradition. Le statut particulier de la musique qui n’a pas, comme la sculpture ou la peinture, de « modèle absolu », entraîne l’impossibilité d’un jugement définitif prononcé par les contemporains : seules les générations futures pourront trancher. Une fois le propos placé au-delà des polémiques d’actualité vient le constat de la montée en puissance de la musique à programme : de plus en plus de pièces instrumentales sont accompagnées de mots, références ou images qui donnent des indications sur les sentiments que l’œuvre musicale renferme et qu’elle doit faire naître chez l’auditeur. Il s’agit alors pour Liszt de tenir une délicate ligne de crête, qui consiste à affirmer l’importance du programme tout en préservant l’autonomie de la musique instrumentale. Il procède par un raisonnement dans lequel nous décelons trois temps :
1) le programme n’est pas et ne doit pas être anecdotique : en aucun cas il ne peut constituer une décoration ni un simple vernis. Il ne se justifie que lorsqu’il est une nécessité poétique, une partie indissociable de l’ensemble et indispensable à sa compréhension (remarquons que cela explique pourquoi plusieurs préfaces de poèmes symphoniques insisteront sur les sentiments qui ont amené la composition de l’œuvre : le contenu et la disposition de l’œuvre en découlent…)
2) la musique instrumentale, par sa capacité à exprimer le vague des passions, atteint directement l’âme, elle est au sommet de la hiérarchie des arts (selon les théories désormais familières d’Hoffmann, qui est cité), et elle est autonome (elle n’a donc pas besoin de programme)
3) la musique instrumentale ne s’abaisse pas en s’adjoignant un programme, car il ne s’agit pas d’une simple association qui resterait superficielle, mais d’une union intrinsèque. Dans la mesure où le programme est consubstantiel à la création (comme indiqué dans le premier temps du raisonnement), la musique à programme ne consiste pas en la juxtaposition de deux formes artistiques, mais en leur union : l’œuvre, constituée de la musique et du programme, forme un tout diversifié comparable à la totalité formée par la nature.
Suit ce qui apparaît d’abord comme une longue digression sur les rapports entre l’art, l’homme et la nature, dans laquelle l’artiste est comparé au jardinier qui ne doit pas plier la nature à sa volonté mais au contraire s’inscrire dans sa libre expression. Ces tortueuses réflexions permettent en fait d’amener une nouvelle idée sur l’intérêt du programme : l’œuvre musicale étant inscrite dans le temps, comme la nature dont les saisons rythment les changements, le programme permet d’éclairer les modifications subtiles des sentiments au fur et à mesure que l’œuvre se déroule. Comme la nature, grâce à cette inscription dans le temps, la musique à programme tire sa puissance de la capacité à exprimer des nuances variées jusqu’à assimiler des éléments contradictoires. Suggérée dès le début de l’essai, cette idée trouvera sa pleine expression dans les dernières parties, consacrées aux innovations berlioziennes du programme et de la « mélodie caractéristique ». Au début du texte elle sert simplement de levier pour transposer le propos vers des considérations sur l’Histoire et l’évolution de l’art : lui-même inscrit dans la nature, l’art « n’échappe point à cette nécessité de transformation inhérente à tout ce que le Temps engendre ».
Un nouveau temps du raisonnement se tourne alors vers la question du « progrès musical » et de la place du génie dans son époque. Le texte s’éloigne de la question de la musique à programme pour faire émerger, à l’aide d’un détour par Kant et Newton (au sujet des forces contradictoires qui se retrouvent en toute chose), une certaine conception de la figure du génie, caractérisée par sa faculté de pondération qui lui confère une capacité à faire avancer l’Histoire : le génie trouve son chemin parmi « les forces attractives et répulsives qui entrainent l’art d’une part vers la nouveauté, le perfectionnement, l’innovation, la transformation, et le retiennent de l’autre dans les anciennes formules, les anciennes ornières, les vieux procédés et les vieux moules. Tant qu’il n’a pas parlé, leur dualité produit un flux et reflux plus ou moins lent, plus ou moins rapide qui fait parfois avancer parfois reculer l’Art et le Goût ; mais tôt ou tard le génie emporte l’art au-delà des bornes qui lui étaient précédemment imposées ». Ce faisant, le génie anticipe parfois sur son époque, dont il reste alors incompris. Le lent processus par lequel « l’abyme se trouve comblé entre le génie qui a des ailes et le public qui n’avance qu’en escargot » est explicité : ses intentions poétiques et procédés techniques, d’abord dérobés par ses détracteurs, sont progressivement imités par le plus grand nombre. Le public s’accoutume ainsi peu à peu à ces nouveautés et les anciennes formes, qui correspondent de moins en moins à l’idéal poétique des nouvelles générations, sont reléguées dans l’oubli.
Le début du troisième article (27 juillet 1855) semble revenir au cœur du sujet : présenté comme « une solution pratique donnée à la musique instrumentale », le programme est défendu comme un progrès pour l’art musical. Mais rapidement l’argumentation prend à nouveau un tour plus généralisant. Prenant appui sur la pensée d’Hegel dont un passage de l’Esthétique (cité dans la traduction de Charles Bénard) évoque deux types d’auditeurs de musique instrumentale (le connaisseur et le simple amateur), l’argumentation dessine trois figures : l’amateur, le connaisseur et l’artiste. Cette distinction permet de dénigrer le connaisseur, qui, n’appréciant la musique que pour « la complication de sa facture et l’agencement de ses lignes mathématiquement calculées », confondrait art et science, et ne connaitrait de la musique que la lettre morte (ce sont ici les formalistes qui sont visés). Au « musicien de profession », simple technicien sans étincelle, s’oppose alors le « musicien poète », qui « reproduit ses impressions et ses émotions, et les fait partager ». Artiste et amateur sont ainsi réunis dans une même capacité à ressentir : « Toute organisation musicale se rend compte, sinon toujours explicitement du moins approximativement de l’impression qu’un poème instrumental doit transvaser du cœur de l’écrivain à celui de l’auditeur, ou bien de la nature des passions et des sentiments plus déterminés dont il est imprégné, comme des modulations qu’ils y traversent. Chaque individu peut les revêtir d’images diverses, selon les allures de sa fantaisie, mais ils ne se méprendront pas sur le genre d’émotion que l’auteur évoquait dans son œuvre. » Le rôle du programme est alors précisé, et ses limites tracées (préservant la musique instrumentale sans programme), dans ce passage capital :
Le programme ne revendique que la possibilité de préciser l’émotion qui pénétrait le musicien poète lorsqu’il créait son œuvre, la pensée à laquelle il donnait en elle une enveloppe matérielle. Or, s’il est puéril, oiseux et parfois dangereux de dessiner le programme après coup, de vouloir expliquer le sentiment d’une œuvre instrumentale, d’en violer le mystère en essayant de profaner par la parole les émotions et les aspirations qui par cela même qu’elles n’ont pu se révéler que sous cette forme ne se laissent point revêtir de mots et d’images, le maître est maître de construire une œuvre sous l’empire de certaines impressions déterminées dont il désire communiquer à ses auditeurs la connaissance pleine et entière. Le symphoniste exclusif transporte les siens dans des sphères idéales qu’il laisse à l’imagination de chacun d’eux de se créer et de se décrire, il est fort hasardeux en ce cas d’essayer à imposer à son voisin le paysage que la nôtre enfante. Que chacun jouisse là en silence des révélations et visions innombrables et indescriptibles dont il est favorisé. Mais le symphoniste peintre qui prend à tâche de retracer un tableau nettement dessiné dans son esprit, une série d’émotions clairement définies et dont il se rend parfaitement compte, comment ne voudrait-il pas être parfaitement compris ?
La fin du troisième article détaille les conséquences de cette nouvelle conception sur l’histoire des genres musicaux, la symphonie à programme étant appelée, selon Liszt, à remplacer la cantate et l’oratorio. Le parallèle est développé avec l’évolution des genres littéraires, en particulier de l’épopée antique à l’épopée moderne (aussi qualifiée de « romantique »), dans laquelle « le but du poème n’est plus de raconter les actes du personnage principal mais de faire connaître les affections qui occupent son âme ».
Brièvement annoncée à la toute fin du troisième article et par ailleurs largement déployée dans d’autres écrits de Liszt, l’idée de l’union intime de la musique et de la littérature occupe le début du quatrième article. Elle est ainsi exposée dès l’ouverture : « La réunion de la musique avec des produits littéraires ou quasi littéraires a toujours existé par le chant, mais actuellement il tend à s’établir entre elle et la littérature une union plus intime que jamais. La première absorbe de plus en plus dans ses chefs d’œuvres, les chefs d’œuvres de l’autre. »
Parallèlement, la figure de Berlioz (qui avait été laissée de côté depuis le début du deuxième article) vient illustrer le processus par lequel les génies sont peu à peu acceptés et reconnus. La défense du « musicien de vocation » se fait plus vigoureuse : si les détracteurs de Berlioz (« musiciens de profession ») dénigrent sa musique, « c’est que Berlioz n’a pas comme eux le culte de la forme pour la forme. Ce qu’ils ne pardonneront jamais en lui, c’est le penseur et le poète. » Les deux idées, celle de l’union des arts et celle du génie qui fait progresser l’art malgré les obstacles, sont ensuite reliées : « L’espèce de fusion entre la musique et la littérature dont nous parlions plus haut, s’accomplit avec une rapidité relative très remarquable ; quoique par un fait curieux à observer, elle se consolide malgré l’opposition tout aussi vive des littérateurs que des musiciens de profession. […] Qu’on le reconnaisse ou non, il n’en sera pas moins vrai que les deux arts convergent l’un vers l’autre et tendent à s’unir l’un à l’autre plus qu’ils ne l’ont encore jamais fait. »
Avant l’analyse de la symphonie intervient encore une dernière longue digression (inscrite sur des pages ajoutées dans le manuscrit français, dans une écriture plus serrée), dans laquelle la musique instumentale et la statuaire sont comparées, rapprochées par leurs capacités à exprimer des allégories et des modulations autour d’un thème. On décèle dans ce passage l’idée sous-jacente de ce qu’on appellera plus tard la « transformation thématique ».
À la moitié du quatrième article commence enfin l’analyse de la symphonie annoncée dans le titre de l’essai. Considérant que cette pièce est parmi les œuvres de Berlioz « celle qu’on a le plus souvent peut-être entendu à Paris comme en Allemagne et presque la mieux connue des artistes et des amateurs », l’auteur fait appel à la mémoire des lecteurs pour compléter une analyse qu’il annonce exempte de considérations techniques pour privilégier « l’appréciation poétique » et « les assonances d’idées que peuvent provoquer les associations d’images par l’alliance du programme avec la mélodie caractéristique ». À travers ces deux procédés inventés par Berlioz (le programme et la mélodie caractéristique), il s’agit de positionner l’exemple de cette symphonie dans le cheminement progressif de l’art musical en l’utilisant pour démontrer les possibilités offertes par la nouvelle voie que constitue la musique à programme : « En négligeant l’analyse spéciale et technique, pour soumettre à une appréciation poétique les poèmes symphoniques qui s’y prêtent par un texte quelconque, on arrivera peut-être à se mieux rendre compte de ce que l’on peut ou ne peut pas tenter dans cette voie. » Notons qu’il s’agit peut-être ici de la première mention en français du terme « poème symphonique » dans les écrits de Liszt (dans la traduction allemande le terme employé n’est d’ailleurs pas Symphonische Dichtung mais Symphonische Gebilde). Puis l’invention de la mélodie caractéristique par Berlioz est explicitée : « Il a cru, sans se tromper, pouvoir décrire des choses jusque-là indescriptibles à l’orchestre en destinant une mélodie à signifier un individu, et en la colorant diversement à divers moments, de manière à ce qu’elle révèle en même temps que sa présence les sentiments dont il est animé alors. Par cette symbolisation dont il n’y avait pas encore eu d’exemple, Berlioz est parvenu non seulement à indiquer intelligiblement et clairement la présence ou l’absence de son héros dans certaines scènes, mais à l’aide de la modulation, de l’inflexion, du rythme, de l’expression harmonique, il a pu rendre toutes les nuances de l’émoi dont il est atteint. » Pour terminer, le constat que dans la musique classique le retour des motifs et leur développement thématique est arbitraire, tandis que dans la musique à programme il est déterminé par une pensée poétique, amène à conclure à la supériorité de la musique à programme :
Ici ce n’est plus le thème qui motive un autre thème, ce n’est pas le rapprochement ou l’opposition des sonorités qui amène tel retour d’idées, ce n’est plus en un mot le coloris pour lui-même qui décide du groupement des motifs, toutes les considérations exclusivement musicales sont subordonnées (nullement anéanties) à d’autres qui se passent dans l’action supposée, dans le sujet dépeint. Ceux-ci introduiront et importeront ainsi dans la symphonie un intérêt qui dépassera celui du maniement technique de l’étoffe musicale, et remplacera les vagues et instinctives fluctuations de sentiments, les épanouissements inconscients du cœur, les frissonnements irraisonnés de l’âme, par l’exposé d’une pensée développée au moyen de sensations de l’oreille, comme elle pourrait l’être à la vue au moyen d’une série de compositions peintes. L’artiste qui se complaira davantage à ce genre d’ouvrages pourra grouper les passions que la musique instrumentale peut exprimer avec tant de puissance, autour d’une idée centrale, d’un nœud dramatique, d’un récit lyrique.
Le quatrième article s’achève par quelques pages de commentaire sur le titre de la symphonie : selon Liszt, le personnage d’Harold (qui sous la plume de Berlioz voyage en Italie et a perdu son titre de Childe) tient au moins autant du héros de Byron que du René de Chateaubriand.
Le cinquième et dernier article est consacré à l’analyse détaillée de la symphonie, mouvement par mouvement. Le style ici plus direct provient certainement davantage de Liszt (qui encadrait plus étroitement la rédaction des portions spécifiquement consacrées à l’analyse musicale). Les qualités de la musique de Berlioz sont soulignées à l’aide de renvois précis à la partition. Par exemple, l’exposition fuguée du premier mouvement démontre les connaissances de Berlioz en matière contrapuntique (dont Liszt rappelle qu’elles sont par ailleurs illustrées aussi « dans la cinquième partie de sa Symphonie fantastique, dans la marche funèbre de Roméo et Juliette, et dans plusieurs parties de son Requiem »). Selon Liszt, Berlioz ne rompt avec les « anciennes pratiques » (les règles très strictes de la fugue et plus globalement la forme attendue dans une symphonie) que sciemment et à dessein, pour aboutir à certains effets particuliers « qu’on ne saurait atteindre dans leurs limites ». La non-conformité aux « traditions du métier » est ainsi justifiée par la volonté expressive et le lien au programme : « Il eut été difficile ce nous semble de nous préparer par une autre exorde aux sentiments que doit faire vibrer en nous la mélodie principale qui survient bientôt après ».
La description des effets musicaux est reliée au cadre suggéré par le titre de chacun des mouvements. Ainsi l’entrée de l’alto solo est commentée à l’aide de quelques vers de Byron, et de façon générale une grande attention est portée à l’instrumentation et à l’équilibre entre le soliste (Harold) et l’orchestre (qui dans le premier mouvement personnifie, pour Liszt, la Nature et les montagnes environnant le héros). Les impressions produites sur l’auditeur en rapport avec la narration imaginée sont au cœur du propos de Liszt, qui insiste sur les émotions qui se dégagent des différents tableaux. Dans la « Marche des pèlerins » il retient notamment les harmonies « pieuses et touchantes » du canto religioso central, avec les accords arpégés « dont Paganini donna le premier modèle et qui vibrent d’une manière si émouvante ». Il décrit également la sensation de rapprochement puis éloignement du cortège qui anime le mouvement : « Lorsque la marche des pèlerins est reprise après l’espèce d’interruption contemplative que nous avons indiquée, au lieu de simuler leur rapprochement comme elle l’avait fait jusque-là, elle indique par un affaiblissement graduel de sonorité qu’ils s’éloignent et finissent par disparaître. Des notes distantes et alternées entre les flûtes, la harpe et les cors dans un intervalle très dissonant qui est déjà apparu au commencement de la marche (la grande septième de si et d’ut), mais merveilleusement harmonisé et répété dans un pianissimo toujours décroissant, dépeignent à l’oreille la cessation graduée des bruits et la dégradation des teintes qui accompagnent la tombée du crépuscule. » Concernant le troisième mouvement, qui « nous montre Harold assistant à une scène d’amour comme il avait assisté à une scène religieuse », Liszt insiste surtout sur les jeux d’entrelacement entre le « refrain des pifferari », la « romance du montagnard » et la « monodie d’Harold », et sur leurs implications narratives.
Le quatrième mouvemement nécessite une défense particulière, car le spectacle de l’égarement du héros dans une orgie de brigands n’est pas facile à supporter pour tout le monde : « Bien des cœurs qui auront suivi Harold jusqu’ici, touchés et sympathiques, s’arrêteront hésitants au seuil de cette caverne impure. […] Nous sommes là chez des Outlaws armés jusqu’aux dents, au milieu d’une soldatesque effrénée, nombreuse, rapace et repue. Aussi le désordre ne tarde-t-il pas à devenir effroyable, et si l’imagination peut en dessiner les groupes en écoutant l’étrange récit que Berlioz en fait, la plume décrirait avec peine tout ce qui se passe à ces heures hors d’atteinte à toute humaine répression ». Sont donc ici interrogées la représentation artistique de scènes laides, violentes ou immorales, et surtout l’évocation musicale des passions qui y sont liées (plus puissante que les descriptions littéraires qui pourraient entre être faites). Liszt répond très simplement : « L’art ne saurait être exclusivement astreint à des sujets doucereux et récréatifs ; on ne peut lui demander qu’une motivation suffisante à la divulgation des mystères hideux, des images que fuient les chastes regards. Dès que leur introduction dans son domaine est justifiée, il ne dément point sa mission en les dépeignant. » Quelques lignes sont consacrées à la démonstration que « la vigoureuse description de l’orgie dans Harold est parfaitement justifiée du point de vue poétique et philosophique ».
Enfin, après avoir brièvement commenté les « souvenirs » des mouvements précédents qui se succèdent au début du quatrième mouvement et les thèmes de l’Allegro final, Liszt achève le commentaire détaillé : « Quelle que soit la dernière palpitation de son infortuné cœur, la voix de Harold ne peut plus articuler que des sons indistincts ! Un écrasant unisson nous montre encore l’orgie se continuant, les trépignements furieux réduisant son cadavre en une boue sanglante, et une strette d’une inqualifiable vigueur du dessin et du pinceau achève un poème, qui peut ne pas plaire, ne pas convenir à certains goûts, mais auquel il est impossible de refuser une sérieuse et haute valeur. » Notons que l’œuvre est appelée « poème » (et non plus « symphonie ») : sa valeur résulte de son contenu expressif et de l’intrication inextricable entre musique et poésie dont elle est le produit.
Quelques pages de conclusion élargissent le propos à d’autres œuvres de Berlioz pour caractériser son style, dont l’analyse approfondie ne peut toucher qu’un public restreint, car elle sollicite à la fois une sensibilité à l’expression d’idées poétiques dans la musique instrumentale, et des compétences techniques de lecture de la partition sans laquelle « il est presque impossible de faire entendre comment on distingue tel trait de sentiment, tel rapprochement d’idées, telle allusion cachée dans telle mesure de transition, dans tel accord, telle imitation, telle modulation. Le style si nourri de Berlioz est singulièrement rempli de motifs et de rythmes qui se fractionnent, se démembrent, se disjoignent, s’éclissent et dont les phrases fragmentaires reviennent ensuite dans des intervalles, des juxtapositions, des contrastes, des unissons, des discordances ou des concordances qu’on ne peut manquer d’attribuer à un autre dessein encore que celui de fuir l’homophonie, et de mettre en jeu le plus grand nombre imaginable de combinaisons polyphoniques. » Outre ces caractéristiques d’écriture, les traits distinctifs de son style sont à rechercher, selon Liszt :
- dans sa prédilection pour les sujets touchant au « fantastique terrible » (dont certains lui font le reproche, injustifié selon Liszt car cette prédilection n’est pas exclusive)
- dans son goût pour le gigantesque, « trait distinctif de son génie » présent dans chacune des ses compositions : « le besoin d’étendre ses tableaux, de rendre les figures et les objets tels qu’il les voit à travers le prisme agrandissant de son imagination ».
Conclusion
Parmi les textes les plus longs signés par Liszt (environ 150 pages de manuscrit en français, 40 pages dans la publication allemande de la Neue Zeitschrift à la typographie resserée sur deux colonnes), cet essai s’affirme comme un manifeste pour la musique à programme et l’autonomie de la musique instrumentale, selon la théorie de l’union intime entre les arts. Au-delà de son aspect touffus et de ses raisonnements parfois sinueux qui ne laissent finalement qu’une petite place à la symphonie Harold, il demeure une vigoureuse défense de la musique de Berlioz.
Pour aller plus loin
Dans l’attente de l’édition scientifique franco-allemande (Liszt Sämtliche Schriften, Detlef Altenburg† dir., Bärenreiter, vol. 6 en préparation), le texte intégral peut être lu uniquement en allemand (dans la publication originale ou dans la version légèrement réécrite de Lina Ramann, Gesammelte Schriften vol. IV, Breitkopf, 1882 (réédition 1978), p. 1-102), et en italien (Ferenc Liszt, Un continuo progresso, Scritti sulla musica, György Kroó éd., Ricordi, Milan, 1987, p. 320-403).
En anglais, deux traductions partielles mais couvrant des portions non négligeables du texte sont disponibles (Oliver Strunk, Source Readings in Music History, 1950 (réédition Norton, 1998), p. 1158-114 ; et Donald Francis Tovey, Musical Analysis, vol. IV, Londres, 1836, p. 75 et suivantes).
En français, outre le manuscrit partiel conservé à la BnF, des extraits assez longs sont retraduits depuis l’allemand par Jan Willem Noldus (dans Violaine Anger éd., Le sens de la musique, éditions Rue d’Ulm, 2005, vol. II, p. 54-64). Des extraits plus courts sont également traduits et souvent commentés dans :
- Rémy Stricker, Les ténèbres de la gloire, Gallimard, 1993 (p. 146-147)
- Cécile Reynaud, « Regards sur la musique à programme chez Liszt et Berlioz », Berlioz, Wagner und die Deutschen, S. Döhring, A. Jacobshagen et G. Braam dir., Verlag Dohr, 2003 (p. 287-293)
- Jean-François Candoni, Penser la musique au siècle du romantisme, PUPS, 2012 (p. 193)
- Nicolas Dufetel, Franz Liszt, Tout le ciel en musique, Le Passeur, 2016
Références bibliographiques
Référence 1 : Céline Carenco, « De l’orchestre de Berlioz au piano de Liszt : les transcriptions d’Harold en Italie », Revue de Musicologie, tome 99, n°1, 2013, p. 79-118.
Référence 2 : Nicolas Dufetel, « Les écrits de Franz Liszt : Quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques sur leur paternité et leur typologie », Michel Duchesneau, Valérie Dufour et Marie-Hélène Benoit-Otis dir., Écrits de compositeurs. Une autorité en questions (XIXe et XXe siècles), Vrin, 2013, p. 267-289.
Référence 3 : Serge Gut et Jacqueline Bellas éd., Correspondance Franz Liszt–Marie d’Agoult, Fayard, 2001, p. 1220-1223.
Référence 4 : Cornelia Szabó-Knotik, « Tradition as a source of Progress. Franz Liszt and Historicism », Liszt and the Birth of Modern Europe, Music as Mirror of Religious, Political, Cultural, and Aesthetic Transformations, Michael Saffle et Rossana Dalmonte éd., Pendragon Press, 2003, p. 143-156.
Référence 5 : Pierre-Antoine Huré et Claude Knepper éd., Franz Liszt Correspondance, Jean-Claude Lattès, 1987, p. 458-460.
Référence 6 : Céline Carenco et Nicolas Dufetel, « Orienter l’écoute et la réception. La diffusion des préfaces aux poèmes symphoniques de Liszt dans les salles et la presse en Allemagne et en France (1850-1914) », Revue musicale OICRM, vol. 7 n°1, mis en ligne le 1er avril 2020.
Référence 7 : Jean-Jacques Eigeldinger, « Liszt et son esthétique du poème pianistique », Franz Liszt pédagogue, Actes des Rencontres de Villecroze 15 -19 septembre 1999, Claude Viala dir., Académie musicale de Villecroze, 2006.
Céline CARENCO
30/03/2023
url de la numérisation | http://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=mdp.39015023330023;view=1up;seq=33 |
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genre | AnalyseCritique MusicaleEssai |
périodique | Neue Zeitschrift für Musik |
paru dans | Neue Zeitschrift für Musik - 3 - 13/07/1855 |
page de début | 25 |
page de fin | 32 |
langue | allemand |
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