Écrits
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Après un succinct ouvrage en anglais (Confronting Silence, Berkeley, Fallen Leaf Press, 1995), ce volume est la seconde anthologie, bien plus conséquente, d’écrits de Tōru Takemitsu dans une langue occidentale et la première en français. Placée sous la direction de Wataru Miyakawa, elle « a pour objectif de refléter la variété de thèmes, de genres et de formats dans lesquels Takemitsu écrivain s’est illustré » (p. 13) : programmes de concert, hommages à nombre d’artistes, articles pour des revues musicales et plus généralistes, interventions dans la presse quotidienne, essais autobiographiques, textes littéraires et entretiens, parmi le corpus presque entier repris dans les cinq volumes posthumes de Chosakushū ([Écrits], Tōkyō, Shinchōsha, 2000).
Comme l’explique Miyakawa dans son introduction, Takemitsu attachait une grande importance à son activité d’écrivain, qu’il a pratiquée tout au long de sa vie, non sans un certain malaise néanmoins : « Je me demande encore si le compositeur doit s’exprimer avec des mots », s’interroge-t-il à cet égard en 1971 (cité p. 8). Le premier texte retenu dans cette anthologie (« La direction de la musique contemporaine japonaise », 1949) est la dissertation d’un lycéen de 19 ans ; la rédaction du dernier choisi (« Vers la mer ! », 1996) précède d’un mois à peine la mort du compositeur, de sorte que le livre couvre presque cinquante ans d’écriture. Les formats sont d’inégales longueurs, de la notice de quelques lignes à l’essai, mais l’article de deux ou trois pages est souvent privilégié, qui était peu à peu devenu la norme, surtout dans la presse quotidienne. Deux périodes se distinguent. La première, celle de l’apprentissage et des premières œuvres encore en quête d’un langage, est dans un style littéraire recherché, empruntant souvent aux avant-gardes artistiques japonaises. Car Takemitsu, par l’aspect pluridisciplinaire de son œuvre, y compris au sein du groupe Jikken Kōbō (Atelier expérimental), puis du Sōgetsu Art Center, se montre sensible à l’influence de la littérature, des arts plastiques et du cinéma, où il s’est illustré comme compositeur de musiques de film. La seconde période, à partir des années 1970, tend à la simplicité, à l’épure : « Ses textes sont sobres », note ainsi son ami Kenzaburō Ōe (p. 1). On y cherchera en vain, à l’exception de l’article « Le rêve et le nombre – le langage musical » (1984), des éléments de théorie musicale.
Dans le corpus des écrits, les entretiens occupent une place de choix. Takemitsu en est le sujet (notamment, dans ce volume, lors de trois entretiens accordés en 1978, à l’occasion d’un Festival d’automne à Paris consacré à la musique contemporaine japonaise), mais il est aussi celui qui rencontre les autres : des compositeurs (Luciano Berio, John Cage, Iannis Xenakis – ailleurs György Ligeti et Luigi Nono…) ou des chefs d’orchestre (Simon Rattle – ailleurs Seiji Ozawa…), ainsi que, non repris dans cette volume, des pianistes, des musiciens de jazz ou de rock, des musiciens traditionnels japonais, des écrivains, des cinéastes, des critiques de cinéma, des architectes, et jusqu’au psychiatre Kimura Bin… Ces entretiens relèvent non d’une parole magistrale recueillie, mais d’un dialogue avec l’autre et de sa transcription exacte, sinon complète, y compris dans ses moments apparemment les plus anodins, lesquels rendent évidente l’authenticité de l’échange.
L’anthologie de Miyakawa s’articule en huit sections : « Retours sur soi », « Points de vue sur la musique », « Nature et culture », « Regards sur autrui », « Écrits littéraires », « Entretiens », « Entretiens menés par Takemitsu » et « Notices » accompagnant le catalogue des œuvres. S’y dessine une pensée musicale que nous synthétiserons en trois mots : la nature, le son et l’eau.
Dans la crise de la musique contemporaine, dont le purisme esthétique se doublerait du déclin de l’émotion artistique, l’art de Takemitsu, explique-t-il, ne se fonde ni sur l’expression d’une intériorité, comme dans le Japon de ses années de formation, inscrit dans le sillage du legs romantique, ni sur l’idée d’une musique considérée sous le seul angle de sa fonctionnalité, dans le cadre d’une organisation sommairement arithmétique. Takemitsu ne scrute pas davantage le seul plaisir ou le réconfort, mais, au-delà de la conscience propre, l’existence dans le monde et l’harmonie avec la nature, dans ses diverses manifestations, qu’elles soient douces ou violentes. Cette nature ne s’oppose pas à l’être humain : « La nature, pour les hommes, est un état anonyme où toutes choses sont égales et dont les éléments épars n’existent qu’à la condition d’être pourvus d’une dénomination particulière. Une relation véritable entre les hommes et la nature ne commence que lorsque ces éléments, dotés d’un nom, accèdent à un caractère humain. Dès lors que l’on considère un arbre sous cet aspect humanisé, alors il existe véritablement. Pour le formuler autrement, il me faut cultiver, dans mon univers, un milieu non naturel. Cette attitude-là est parfaitement naturelle » (p. 175-176). Aussi Takemitsu écrit-il sur l’arbre, volontiers associé à Odilon Redon, le rocher ou le sable, autant de strates temporelles du jardin japonais dont la musique, cheminant, imitera le feuilleté. La nature, comme nom, comme verbe, adjectif et adverbe aussi, « c’est tout ce qui qualifie le fait de vivre » (p. 318). Il en résulte une « pensée affirmant de manière dynamique la vie humaine en tant qu’elle rencontre fortuitement l’espace de la nature, aux mouvements aussi insaisissables que l’instant » (p. 142).
Cette nature est d’abord, pour le musicien, acoustique : « Le monde, pour moi, ce sont des sons. Ils me traversent et me relient continûment au monde comme par une boucle » (p. 173). Il revient alors au compositeur d’écouter avec sensibilité le monde, son ordre et son temps circulaire, et de plonger les mains dans le flux des sons : « Se concentrer d’abord sur le simple fait d’écouter. Plus tard, on percevra ce que le son porte en lui » (p. 31 et p. 381). Prime, comme chez John Cage, le son, cette « continuité qui advient en un instant » (p. 106) et évolue sans cesse dans la durée. Un son qui découvre un univers entier : « Au Japon, un seul son, c’est déjà “la” musique. Il peut contenir la nature » (p. 318). Un son si « condensé » (p. 347) et d’une intensité telle qu’il rivalise avec le silence et inclut, comme dans les traditions japonaises, les bruits d’origine naturelle et l’« obstacle » (sawari) qu’il oppose à son émission. Un son unique, de qualité, qu’il convient de sculpter et de défaire des autres, quantitatifs et inauthentiques. Un son, avec sa résonance propre, sa beauté morphologique et structurelle, et non l’échelle musicale ou la gamme. Un son en soi, donc, « palpable » (p. 47), sous sa forme nue, et non dans sa relation à un autre. Un son, « un et multiple » (p. 49), qu’il reviendra au compositeur d’ouvrir aux émotions les plus variées et à la multitude des significations qu’il contient. Cette polysémie du son, dont Debussy aurait été le premier maître, est également celle de l’orchestre, non univoque, mais « pan-focal » (p. 84), et des espaces possiblement pluriels de la salle de concert, voire, plus encore, des géographies réelles ou imaginaires : l’Occident et l’Orient, ni égaux, ni mélangés, ni réconciliés, ni rectifiés l’un par l’autre, mais coexistant jusque dans les héritages chinois et coréens des traditions japonaises.
L’œuvre musicale donnera à ce son une forme libre, éphémère, liquide ; elle sera à l’image de l’eau, « forme synthétique du rêve et du nombre » (p. 67), « source même de l’imagination poétique » (p. 388), qui circule indéfiniment dans l’univers, tour à tour pluie, lac, fleuve ou océan. Comme le son, cette eau, pourtant inorganique, est perçue comme vivante. « Ce que je m’efforce de créer, ce sont des transformations aussi progressives que les vagues du flux et du reflux » (p. 192). Composer, nous enseigne Takemitsu, ne consisterait alors qu’à « border le son » (p. 388)
Laurent FENEYROU
04/02/2020
genre | Edition scientifique de textes |
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éditeur | Symétrie |
lieu d'édition | Lyon |
années d'édition | 2018 |
pages | 456 |
édité par | Wataru Miyakawa ; traduction de Wataru Miyakawa & Véronique Brindeau ; préface de Kenzaburō Ōe. |
langue originale | français |
compositeur |