Félicien David (1810-1876)
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Félicien David n’a jamais écrit d’articles, de critiques ou de livres, ni de textes pour ses propres œuvres musicales. En effet, tous les témoins confirment qu’il était, en tant que personne, un homme de peu de mots : taciturne et même timide, ne recherchant pas l’attention du public.
Néanmoins, il était bien conscient du pouvoir des mots. Les nombreuses pieces chorales et mélodies qu’il composa pour le mouvement saint-simonien (un des mouvements socialistes « utopiques » des années 1820 et 1830) ont des textes qui, bien qu’écrits par des membres de ce mouvement, reflètent certainement ses propres opinions sociales et prédilections littéraires.
Tout aussi précieuse est la préface du recueil de 22 pièces pour piano qu’il composa durant son séjour de deux ans au Moyen-Orient (principalement en Turquie ottomane et en Égypte) entre 1833 et 1835. La préface explique son intention d’adapter des « airs nationaux » variés au goût occidental au moyen de l’harmonie occidentale (et il aurait pu ajouter : des formules standard d’écriture pianistique et de principes formels). Là encore, la formulation a pu être concoctée, ou du moins modifiée, par d’autres personnes (comme l’éditeur, Pacini) mais reflète néanmoins ses buts et son esthétique.
Le corpus le plus important de documents écrits par David (et désormais clairement attribuable à lui seul) est constitué de lettres. Une bonne centaine de lettres sont parvenues jusqu’à nous et sont pour la plupart conservées à la Bibliothèque nationale de France (Département de la musique). Celles des premières années, avant qu’il ne connaisse la gloire avec Le Désert en 1844, sont parfois longues et chaleureuses, commentent des œuvres musicales qu’il admire (telles que la Neuvième Symphonie de Beethoven et Euryanthe de Weber) et laissent éclater son désespoir devant la difficulté à se faire une place pour lui-même dans le monde musical parisien. Les lettres plus tardives tendent à être brèves et pratiques, souvent en lien avec des demandes de billets pour un concert ou une représentation lyrique à venir.
David se vit accorder des honneurs et des sinécures dans ses dernières années, en étant par exemple nommé conservateur de la bibliothèque musicale du Conservatoire de Paris (après le décès du précédent titulaire du poste, Berlioz). Un poste un peu plus substantiel fut son engagement pour évaluer l’école de chant Galin-Paris-Chevé et sa méthode. Il peut ou non avoir rédigé le rapport publié, mais le jugement positif qu’il y offre reflète certainement : 1) sa propre formation heureuse de jeune choriste à Aix-en-Provence, 2) ses expériences productives comme compositeur (et chanteur soliste) de pièces chorales destinées à être chantées par les membres masculins du mouvement Saint-Simonien entre 1831 et 1833, et, bien sûr, 3) sa satisfaction face au succès de plusieurs œuvres contenant des passages majeurs pour ou avec chœur (dont Le Désert et son unique grand opéra, Herculanum, 1859).
Les orientations et les préférences littéraires de David sont certainement évidentes dans les textes de ses œuvres musicales. Ces orientations sont liées à ses principes politiques et esthétiques plus généraux, incluant le respect des personnes issues des classes sociales inférieures, des animaux, et des beautés et de la puissance du monde naturel. Il défendit sa mélodie Le Bédouin, qui parle d’un bédouin chevauchant un chameau, en disant qu’« il faut avoir pratiqué ce noble animal » pour comprendre cette mélodie. Il a certainement collaboré de manière étroite avec son camarade saint-simonien, Auguste Colin, pour créer l’« intrigue » à la base de sa première ode-symphonie, Le Désert, ainsi qu’avec son ami d’enfance Sylvain Saint-Étienne pour préparer la seconde et dernière ode-symphonie de David, Christophe Colomb (1847). Colin et Saint-Étienne ont dû respectivement transformer la séquence d’événements musicaux prévue par David en vers parlés et chantés, si bien que le résultat final, dans chaque cas, a été façonné à un niveau de base par les prédilections littéraires et, pour ainsi dire, dramatiques de David.
David collabora trois fois avec le célèbre poète et dramaturge Joseph Méry : Méry retravailla fortement, ou souvent remplaça simplement, les vers de Saint-Étienne pour Christophe Colomb (voir Fauser 2009) ; le mystère de David intitulé L’Éden (1848) fut mis en musique sur un texte de Méry ; et Méry écrivit l’essentiel du très apprécié livret de l’opéra Herculanum, mentionné précédemment, une œuvre dont la fin fut, originalement, construite avec un passage que David avait déjà composé, montrant le Jugement dernier. Cette scène fut définitivement supprimée, en partie pour éviter que l’opéra ne devienne trop long, et un ami de David, Térence Hadot, eut la charge d’opérer les derniers ajustements dans le livret, ajustements qui permirent à l’œuvre d’être représentée et de devenir un succès notable au box-office. (Intitulée « Le Jugement Dernier », elle subsiste toujours sous la forme d’un morceau pour deux chœurs et orchestre.)
De manière plus générale, de nombreuses œuvres de David emploient des textes écrits en totalité ou en partie par un ami écrivain (comme Tyrtée Tastet). Le célèbre poète Théophile Gautier écrivit des textes poétiques explicitement destinés à David, afin qu’il les mette en musique sous la forme de mélodies pour voix et piano. (Par la suite, Gautier retravailla parfois les poèmes avant de les publier lui-même en tant qu’œuvres purement littéraires.) Le résultat net est un corpus d’œuvres vocales (mélodies, pièces chorales, opéras, courts oratorios et odes-symphonies) qui est à la fois typique de son époque, mais aussi filtré par les sensibilités littéraires et les préférences esthétiques propres au compositeur.
Ralph P. LOCKE
03/09/2023
Trad. Matthieu Cailliez
Pour aller plus loin :
Les lettres sont publiées intégralement ou sous forme d’extraits significatifs dans : Jacques-Gabriel Prod’homme, « Félicien David d’après sa correspondance inédite et celle de ses amis (1832-1864) », Mercure musical et S.I.M., vol. 3, 1907, p. 105-125 et 229-275, et dans : Prod’homme (éd.), « Correspondance inédite de Félicien David et du Père Enfantin (1845) », Mercure de France, 1er mai 1910, p. 67-86.
D’autres lettres (y compris celles qui n’ont pas été publiées dans les documents ci-dessus) se trouvent dans : Ralph P. Locke, Music, Musicians, and the Saint-Simonians, Chicago, University of Chicago Press, 1986 ; les textes originaux en français peuvent être trouvés dans la traduction française de ce livre : Les Saint-Simoniens et la Musique, trad. Malou et Philippe Haine, Liège, Mardaga, 1992. La version française peut être lue en accès libre ici (après une inscription gratuite à Internet Archive) : https://archive.org/details/lessaintsimonien0000lock/page/8/mode/2up
Le rapport de David et d’autres sur la méthode Galin-Paris-Chevé ont été publiés sous forme de brochure : École Galin-Paris-Chevé : visite d’inspection (sur invitation publique) par une délégation du comité de patronage à l’École primaire communale, rue des Mathurins, 10, le 20 février 1861, procès-verbal [signé Félicien David, F. A. Gevaert, Edmond Membrée] (s. n., s. l., [1861]).
Annegret Fauser, « “Hymns of the Future”: Reading Félicien David’s Christophe Colomb (1847) as a Saint-Simonian Symphony », Journal of Musicological Research, vol. 29, n° 1, 2009, p. 1-29.
Dorothy Veinus Hagan, Félicien David, 1810-1876: A Composer and a Cause, Syracuse, New York : Syracuse University Press, 1985.
Voir également l’entrée sur David par Hugh Macdonald et Ralph P. Locke, dans : Grove Dictionary of Music (www.oxfordmusiconline.com).