Ludwig van Beethoven (1770-1827)
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Les écrits de Beethoven appartiennent tous au registre familier. Le Testament de Heiligenstadt (Heiligenstädter Testament) rédigé le 6 octobre 1802 est destiné à ses deux frères ; la fameuse Lettre à l’Immortelle Bien-aimée (Brief an die unsterbliche Geliebte) des 6 et 7 juillet 1812 est adressée à une femme dont l’identité est, encore aujourd’hui, incertaine ; l’ensemble de sa correspondance, 1570 Lettres (Briefe) qui couvrent une période de quarante ans, de 1787 à 1827, année de sa mort, est écrit à ses proches et à ses éditeurs ; les Cahiers de conversation (Konversationshefte) sont l’ensemble des manuscrits qu’il lisait lorsque ses amis voulaient lui parler alors qu’il était complètement sourd, les dernières années de sa vie, de 1819 à 1827 ; enfin, son Tagebuch (paru en français sous le titre Carnets intimes) regroupe les écrits qu’il s’adressait à lui-même, à partir de 1804. C’est tout ce qu’il nous reste de la main du compositeur. Pas de traité théorique, aucun écrit destiné à être publié (à l'exception d'une brève déclaration sur le métronome de Maelzel). Beethoven ne se souciait pas d’être lu du public. Quand il avait quelque chose à lui dire, c’était en musique.
De là l’impression un peu gênante de s’immiscer de façon impudique et indiscrète dans l’intimité du compositeur, lorsque l’on s’intéresse à ses écrits. Cette intrusion est cependant bien loin de lever complètement le voile sur lui. D’abord, le famulus de Beethoven à la fin de sa vie, Anton Felix Schindler, s’est approprié des documents, et a créé de fausses notes de conversation pour se mettre lui-même en valeur. Ensuite, certains documents sont lacunaires : la Lettre à l’Immortelle Bien-aimée n’indique ni l’année ni le lieu de sa rédaction (qui ont donc demandé des biographes un important travail de déduction à partir des circonstances), ni même le nom et le prénom du destinataire (toujours controversés), les Cahiers de conversation ne contiennent pas les réponses, orales, de Beethoven. Une impression de mystère environne ces écrits. Enfin, l’écriture de Beethoven est volontiers parataxique, elliptique, humoristique. Il n’est pas toujours aisé de démêler ce qu’il veut dire.
On peut s’étonner du choix d’inclure dans la liste des écrits de Beethoven les 137 Cahiers de conversation, alors qu’ils ne sont précisément pas de sa main. Pourtant, certaines lignes sont bien écrites par lui. Entre deux dialogues, il pouvait arriver à Beethoven d’insérer dans ces carnets quelques lignes de musique, ou de s’en servir comme pense-bête, ou d’y recopier des annonces trouvées dans le journal, ou d’écrire pour ne pas être entendu d’autres personnes étrangères au petit cercle qui l’environnait. Malgré sa réputation de fou à la fin de sa vie, dont les propos publics étaient souvent intempérants, et mettaient en cause des personnages importants de l’Etat alors même que le régime de Metternich instaurait une surveillance policière étroite de la population, Beethoven n’a jamais manqué totalement de prudence.
Bien que les destinataires des écrits de Beethoven se restreignent à un cercle intime, on y trouve des éléments importants pour la construction du mythe public du personnage et de sa musique. Le Testament de Heiligenstadt n’est pas seulement la lettre à ses frères d’un suicidaire qui vient de découvrir le handicap qui va accabler sa vie de musicien, c’est le témoignage poignant et universel d’un homme aux prises avec sa destinée. La Lettre à l’Immortelle Bien-aimée, par l’absence même de la mention explicite de son destinataire, semble pouvoir être lue comme l’expression la plus ardente d’une passion amoureuse dans laquelle chacun peut se projeter, au point d’oublier qu’elle signifie surtout le renoncement à une relation jugée désormais impossible : malgré son ton enflammé, c’est finalement une lettre de rupture. Par ces deux documents, le mythe romantique d’un Beethoven héros de sa propre vie et de sa musique va pouvoir se mettre en place. Il convient d’autant plus de les lire aujourd’hui avec le recul critique nécessaire, et de se garder d’adhérer purement et simplement à ce mythe dont la construction a immédiatement suivi la mort du compositeur.
Il convient également de ne pas lire la Correspondance sans prendre en compte ceux à qui elle s’adresse. En particulier, les propos de Beethoven à ses éditeurs sont souvent à resituer dans leur contexte. Lorsque Beethoven écrit que sa Missa solemnis est son chef d’œuvre, il est sans doute sincère (elle lui a coûté cinq ans de travail acharné), mais il faut aussi tenir compte de ses destinataires : les éditeurs, et les personnes à qui il s’est adressé (souvent des têtes couronnées) pour la souscription qui devait servir à la financer. Lorsqu’il se plaint de ne pouvoir rien écrire d’autre que son dernier quatuor (!), ce n’est pas pour dévaloriser un tel chef d’œuvre, dont il savait sans aucun doute la valeur ; c’est pour s’excuser auprès d’un éditeur qui aurait souhaité un opéra à succès plutôt qu’une œuvre passablement ésotérique, dans laquelle les interprètes eux-mêmes avaient du mal à se retrouver.
Les écrits de Beethoven, comme d’ailleurs sa musique (voir la lettre 382 à Amalie Sebald : « Le bon, le beau n’a pas besoin d’un public. Il existe sans le secours de personne »), sont ainsi partagés entre le souhait de ne s’adresser qu’à ceux qui ont des oreilles pour entendre et des yeux pour lire, et la nécessité de composer avec un public dont les exigences ne peuvent être celles du compositeur envers lui-même. Le Tagebuch est à cet égard le témoignage très précieux d’un homme seul face à lui-même, qui écrit pour s’encourager ou prendre pitié de lui-même, mais toujours pour préserver les exigences d’une solitude à laquelle sa vie n’a que trop ressemblé.
Alexandre CHEVREMONT
02/07/2018