Mémoires à l’emporte-pièce
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En février 1986, le musicologue Frédéric Robert publie dans la Revue internationale de musique française les souvenirs de Germaine Tailleferre, intitulés pour l’occasion Mémoires à l’emporte-pièce. Ces Mémoires, présentés comme un texte inédit de la moins étudiée des « Six », sont en réalité le résultat de la réunion de deux sources distinctes par l’éditeur. D’une part, la revue publie pour la première fois l’ensemble des extraits des Mémoires rédigés par Germaine Tailleferre à partir des années 1960. D’après Robert Shapiro, la compositrice peu intéressée par le récit de sa propre vie aurait succombé à la demande de sa petite-fille Elvire de Rudder, qui conserve encore à ce jour les archives de sa grand-mère. Tailleferre avait choisi elle-même Frédéric Robert, musicologue et biographie de Louis Durey, pour l’aider dans l’organisation et l’édition de ses souvenirs épars (Shapiro, p. 242-243). La parution en avait été anticipée dès 1972 dans un article de Joseph Monot pour le journal Ouest-France, apparemment sans autre suite que la publication isolée de quelques extraits consacrés aux Six (Créer, no19-20, février-juillet 1975) et à Paul Valéry (Europe, juillet 1971).
D’autre part, Frédéric Robert déclare avoir utilisé les sténotypes d’un entretien de Tailleferre réalisé dans le cadre de l’émission télévisée Les Archives du XXe siècle (Jean José Marchand, O.R.T.F., 1969-1974, INA, Fonds Archives du vingtième siècle, Retranscriptions d’entretiens (17), dossier no40) pour compléter le texte original de la compositrice. Bien que Frédéric Robert identifie clairement dans l’introduction les sources convoquées et se présente comme le simple « décrypteur et annotateur de ces souvenirs », leur fusion dans un texte linéaire et entièrement rédigé à la première personne donne une impression d’unité qui ne permet pas au lecteur de distinguer les différentes sources ni le degré d’intervention réel de l’éditeur. Notons par ailleurs que ce document a été abondamment utilisé dans les études consacrées à Tailleferre, sans que l’authenticité des propos en soit toujours mise en question.
En publiant ces Mémoires, l’éditeur de la Revue internationale – et a fortiori Frédéric Robert – ne revendique aucun autre but que de témoigner de la vie et de la carrière d’une compositrice trop méconnue. Le texte se présente comme un récit autobiographique chronologique, depuis l’enfance de Tailleferre jusqu’à la fin de sa vie. Il est organisé par sections périodiques dont les dates butoirs sont indiquées en début de partie, et au sein desquelles le récit se permet une organisation chronologique moins stricte comportant de nombreux allers-retours et détours anecdotiques. Cette superposition de trames narratives et temporelles peut parfois porter à confusion, d’autant que le récit reste relativement indépendant des événements historiques et n'est pas dépourvu de quelques erreurs temporelles : Shapiro a signalé l’existence de contradictions entre les mémoires de Tailleferre et certaines de ces interviews.
Comme toute autobiographie, dans ce cas composée d’abord à l’écrit et à l’oral puis recomposée par l’éditeur, les Mémoires de Germaine Tailleferre permettent à la compositrice de construire son propre récit et de présenter un portrait choisi au lecteur. L’auteure n’échappe pas à une certaine romantisation et mythification de son histoire familiale et personnelle : son nom de famille dont elle fait remonter l’origine à la bataille d’Hastings et au bouffon Tailleferre de la tapisserie de Bayeux en est un exemple parmi d’autres. Le récit se veut néanmoins honnête et vrai : l’auteure y met en évidence la réalité de la vie de femme et de compositrice, ses difficultés personnelles et professionnelles, comme la nécessité de gagner sa vie au détriment de la composition ou ses déboires amoureux. Bien qu’il n’y soit pas fait directement allusion dans ce texte – contrairement à d’autres interviews de Tailleferre – les difficultés liées à sa position de femme transparaissent également à plusieurs reprises en sous-texte. Au-delà de l’impact évident de la violence et de la jalousie de ces deux époux successifs et du temps consacré à l’éducation de sa fille sur sa productivité, certains détails évoqués, comme la préférence de Paul Claudel pour les collaboratrices, plus dociles que les hommes, offrent un aperçu des obstacles liés à son sexe malgré l’apparente neutralité de Tailleferre à ce sujet.
Parmi les « mythes » de cet auto-récit, l’arrivée de Tailleferre à la composition occupe une place non négligeable. La compositrice présente sa carrière musicale comme le résultat inévitable d’un don musical inné, développé à force d’intrigues et à l’insu de son père, farouchement opposé à ses études musicales. Sa comparaison entre Conservatoire et prostitution – « Pour ma fille, être au Conservatoire ou faire le trottoir Saint-Michel, c’est la même chose » – a depuis été souvent citée pour illustrer les difficultés rencontrées par les compositrices en devenir. Au final, la part consacrée à son processus créatif et ses idées esthétiques reste assez limitée : Tailleferre se concentre plus volontiers sur les circonstances qui mènent à la naissance et à la création de ses œuvres (rencontre avec un collaborateur, mise au point d’une chorégraphie, etc.), laissant le travail de création musicale à son « don ». Seules quelques collaborations marquantes sont relatées plus en détail, notamment ses travaux avec les « Six », les Ballets suédois, Paul Claudel et Paul Valéry. La discrétion de Tailleferre sur son propre travail créatif pourrait être due à l’extrême manque de confiance en elle et en son œuvre qui perce à travers ses souvenirs. C’est en creux que le lecteur pourra déduire certaines idées de la compositrice sur la musique : amour de la mélodie, jeu avec les styles selon le but fixé, goût pour une certaine simplicité.
Pour terminer, signalons que Tailleferre consacre une place prépondérante à la description du monde artistique et mondain de son époque dans son récit, ce qui en fait un précieux document pour l’appréhension de l’avant-garde des années 1920 à 1950 que Tailleferre a abondamment fréquentée, tant en France qu’aux États-Unis, et portraituré de l’intérieur.
Fauve Bougard
11/12/2023
Pour aller plus loin
Stéphan Etcharry, « Germaine Tailleferre, compositrice des Années folles aux années 1970
Un talent « évidemment essentiellement féminin », dans Mélanie Traversier & Alban Ramaut (éd.), La musique a-t-elle un genre ?, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 163-184.
Robert Shapiro, Germaine Tailleferre : a bio-bibliography, New York, Greenwood Press, 1994.
Germaine Tailleferre : Dossier biographique, Bibliothèque nationale de France, notice FRBNF45903609.
Germaine Tailleferre, La femme et l’art (« Connaissance de l’homme »), ORTF, vendredi 13 mars 1970, 12 minutes 40, Fonds INA (transcription de Stéphan Etcharry).
Germaine Tailleferre, L’heure des connaisseurs, « Germaine Tailleferre a 80 ans », France Musique, mardi 18 avril 1972, 53 minutes, ORTF, Fonds INA (transcription de Stéphan Etcharry).
Archives du XXe siècle, « Germaine Tailleferre », rushes, émission du mercredi 1er janvier 1975, INA (transcription de Stéphan Etcharry).
Germaine Tailleferre, [Entretiens avec Germaine Tailleferre], no1 à 10, diffusés entre le 2 et le 16 janvier 1975, Fonds INA.
genre | Autobiographie (Mémoires)Entretien |
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éditeur | Revue internationale de musique française |
lieu d'édition | Paris |
années d'édition | 1986 |
langue originale | français |
compositeur | |
co-auteur |