Le Don Juan de Mozart
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Rédigée au printemps 1890, cette analyse est l'expression toujours émerveillée d'un compositeur face au chef-d'œuvre découvert cinquante ans plus tôt. Gounod en avait raconté les circonstances dans une notice sur le même sujet, mais entièrement différente, lue le 25 octobre 1882 à l'Institut (et publié ensuite dans Le Ménestrel). Ce premier texte, moins détaillé, commençait par l’évocation de la représentation au Théâtre Italien et de son émotion, puis se poursuivait comme une homélie. Quelques expressions frappantes, à propos de la partition, n’ont pas été reprises en 1890. Ainsi : « Le drame est déjà tout entier dans cette prodigieuse ouverture qui fut écrite en une nuit : nuit féconde, dont on aurait pu dire, comme l’écrivain sacré prophétisant celle de la naissance de l’Enfant-Dieu : Nox sicut dies illuminabitur ! cette nuit sera lumineuse comme le jour. […] Qu’il est écrasant ! Qu’il est effrayant ! cet Homme de pierre qui s’avance d’un pas monotone et implacable comme la fatalité ! Il ressemble au grondement sourd d’un océan qui monte et qui va tout submerger ; à lui seul cet Homme est un déluge ! » Puis, à propos du premier finale : « Que de lumière dans cette mêlée ! que d’éclat dans cette bagarre ! Et tout cela sans violence d’instrumentation, parce que la sonorité est dans la force et que la force est dans l’idée. »
En 1890, Gounod entend, cette fois, se servir de Don Giovanni pour démontrer, partition en main, la supériorité de la synthèse du Vrai et du Beau sur les prétentions d’un naturalisme qui réduirait le Beau au Vrai. Au passage, il prend aussi ses exemples chez Michel-Ange : « Comme cette tête de Niobé qu'une légère contraction du sourcil rend profondément douloureuse, l'angoisse la plus poignante n'altère jamais, chez Mozart, la tranquillité sereine de la forme. »
Conscient de la vanité de vouloir réduire le chef-d'œuvre à des recettes de composition, Gounod introduit son analyse en évoquant : « L'intuition, cette clairvoyance spontanée du Génie, n'est rien d'autre qu'une philosophie inconsciente : c'est la raison devinée par le sentiment qui est, chez l'homme, la première phase de la virtualité créatrice. De là l'infaillibilité du Génie ; il voit, tandis que nous raisonnons. J'essaierai de faire comprendre ce qu'a vu Mozart. »
« Ce qui fait de Mozart un génie absolument unique, c'est l'union constante et indissoluble de la beauté de la forme et de la vérité d'expression. Par la vérité, il est humain ; par la beauté, il est divin. Par la vérité, il nous touche, il nous émeut, nous nous reconnaissons tous en lui, et nous proclamons, par là, qu'il connaît vraiment bien la nature humaine, non seulement dans ses différentes passions, mais encore dans la variété de forme et de caractère qu'elles peuvent affecter. Par la beauté, il transfigure le réel, tout en le laissant entièrement reconnaissable ; il l'élève et le transporte, par la magie d'un langage supérieur, dans cette région lumineuse et sereine qui constitue l'Art, et dans laquelle l'Intelligence redit, avec la tranquillité de la Vision, ce que le cœur a ressenti dans le trouble de la Passion. Or le Vrai dans le beau c'est l'Art tout entier. »
Tantôt Gounod signale une trouvaille, tantôt il saisit un trait particulier pour en déduire une règle plus générale. Ainsi, sur le Trio qui suit le duel avec le Commandeur : « Comme toujours, la situation s'établit dès la première note. Point de tâtonnement ni de préambule inutile. La gravité lugubre du mouvement, l'uniformité rythmique des triolets de violons […], tout cela répand, sur cette scène inoubliable, une stupeur que la plume du Dante et le pinceau de Michel-Ange n'ont point surpassée. »
« Batti, batti » lui inspire cette réflexion : « On est tenté de se demander si Mozart a jamais dû chercher la forme musicale de ses personnages. Cette forme leur est tellement adéquate qu'ils semblent avoir été eux-mêmes les auteurs de la musique qui les exprime et les représente. »
Un appendice sur l'interprétation témoigne de tout ce dont Gounod a eu à souffrir lui-même. Il aborde successivement Le Mouvement qui dépend des lieux et du style de l’interprète, La Mesure garante de l’équilibre musical, Les Nuances équivalent du modelé en peinture, Les Respirations liées à la prosodie, La Prononciation qui révèle la pensée à travers le mot, Le Chef d’orchestre qui doit comprendre et faire sentir jusqu’où peuvent aller ses concessions en matière de mesure, sans altérer le sentiment de la mesure.
Gérard CONDÉ
08/09/2017
Pour aller plus loin – Quelques citations tirées de l’appendice :
Le Mouvement : « La fonction du mouvement, c’est de déterminer l’allure générale du morceau. […] Toutefois on se ferait une idée fort incomplète de l’importance du mouvement musical si on ne le considérait que sous le seul point de vue purement mathématique. […] Dans un très grand local, un mouvement moins vif produira la même impression qu’un mouvement plus vif dans un local plus petit. Le style de l’interprète lui-même ; l’ampleur de la diction, l’intérêt de l’émission vocale » peuvent aussi justifier un élargissement du tempo ainsi que l’a montré Duprez succédant à Nourrit.
La Mesure : « Le dédain de la mesure est une maladie moderne : c’est tout simplement la rupture de l’équilibre musical […] la mesure est la protectrice et la libératrice de tout ce dont on la croit l’ennemie et le tyran. »
Les Nuances « jouent dans l’art musical, un rôle analogue à celui du modelé dans l’art de la peinture. […] La voix pour la voix est le moyen sûr et infaillible de tomber dans la monotonie, la vérité seule ayant le privilège de l’infinie et inépuisable variété ».
La Respiration : « Au point de vue de l’expression, c’est la prosodie et la ponctuation qui déterminent la respiration et en deviennent la règle [et non] le plaisir de s’étaler sur une [avant-dernière] syllabe brève jusqu’à perdre haleine, le tout pour faire partir une détonation d’applaudissements ridicules et convenus. »
La Prononciation : « L’articulation a pour objet de reproduire fidèlement la forme extérieure de la parole. Tout autre est le rôle de la prononciation. C’est par elle que l’on fait exprimer au mot la pensée, le sentiment, la passion dont il est l’enveloppe. »
Le Chef d’Orchestre : « L’autorité n’est pas dans la volonté, mais dans la lumière. On ne la discute pas ; on la sent. C’est donc au chef d’orchestre de comprendre et de faire sentir jusqu’où peuvent aller ses concessions en matière de mesure, sans altérer le sentiment de la mesure. C’est à lui de faire saisir la différence entre une souplesse et une lourdeur. […] On se figure assez communément qu’un crescendo doit être pressé et qu’un diminuendo doit être ralenti. Or c’est précisément le contraire qui est presque toujours vrai. » Gounod conclut en affirmant que la direction « devrait faire l’objet d’un cours normal dont la place est toute indiquée dans l’ensemble d’éducation représenté par nos conservatoires. Il y a là une lacune qui, je l’espère, sera comblée dans l’avenir ».
éditions numérisées | |
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genre | Essai |
éditeur | Ollendorff |
lieu d'édition | Paris |
années d'édition | 1890 |
nombre de pages | 216 |
langue originale | français |
compositeur |